EN COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART 3/4

10 aoû. 2021
EN COMPAGNIE DES ŒUVRES D’ART 3/4

Article en Français
AUTEUR: JEAN-MARIE SCHAEFFER

L’expérience des œuvres d’art comme source de bien-être

Proust, dans son constat désabusé concernant la façon paresseuse dont nous nous intéressons généralement aux œuvres d’art, fait référence au plaisir que les œuvres nous donnent. Il n’y a rien d’original dans ce constat : depuis toujours, et dans les cultures les plus diverses, la valeur des œuvres d’art a été indexée sur leur capacité à produire du « bien-être ». C’est une « thèse » qui a donné lieu à beaucoup de malentendus. Que l’appréciation des œuvres d’art soit fondée sur la qualité de l’expérience vécue de l’attention que nous leur accordons, n’est pas incompatible avec le fait que dans beaucoup de situations elles remplissent des fonctions (par exemple rituelles, religieuses, subversives, etc.) qui dépassent les gratifications de l’expérience elle-même. En effet, pour pouvoir remplir une de ces fonctions il faut qu’elles s’incarnent dans l’esprit du public sous la forme d’expériences réussies. Mais en quoi consiste ce plaisir (ou déplaisir) ?

Il faut partir du fait que les dimensions du plaisir et du déplaisir interviennent dans la plupart de nos activités. Nous sommes des êtres vivants immergés dans une écosphère naturelle et culturelle. Du même coup notre relation dominante au monde est d’ordre pragmatique : il en va de notre bien-être. L’activité de l’attention est donc en général couplée avec ce qu'on appelle techniquement un « calcul hédonique », qui détermine la façon dont nous réagissons aux entités ou événements dont nous prenons connaissance.

Touristes au Louvre

Lorsqu’on étudie la question du calcul hédonique on s’intéresse le plus souvent à ce qu’on appelle l’« utilité attendue », c’est-à-dire aux conséquences positives ou négatives futures auxquelles nous nous nous attendons suite à telle ou telle interaction avec le monde ou avec autrui. Mais il existe encore d’autres types de calcul hédonique : l’« utilité remémorée » (qui concerne notre évaluation du passé), l’« utilité décisionnelle » (le calcul hédonique influençant nos choix et décisions) et l’« utilité instantanée » (« instant utility ») qualifiée aussi parfois d’« utilité vécue » (« experienced utility »). C’est ce dernier calcul qui importe dans notre relation aux œuvres d’art.

Dans l’« utilité vécue » le calcul hédonique ne porte pas sur la satisfaction attendue comme résultat d’une activité mais sur celle qui est inhérente à cette activité elle-même. Le calcul hédonique y évalue donc en temps réel la valeur positive ou négative de l’expérience que je suis en train de vivre. L’appréciation d’une œuvre d’art résulte fondamentalement d’un tel calcul hédonique portant sur l’« utilité vécue » de l’activité attentionnelle. Par exemple, lorsque j’écoute de la musique, la relation appréciative ne s’établit pas à la fin de l’écoute mais est présente tout au long. Il en va de même lorsque je contemple un tableau ou une photographie, lorsque je lis un roman ou un poème, lorsque je me plonge dans un manga, lorsque j’assiste à une pièce de performance-art. Dans tous les cas la valence hédonique module mon attention : elle produit un biais favorable ou défavorable à la continuation de l’expérience en cours, ou encore intensifie ou affaiblit mon engagement attentionnel.

Alecio de Andrade: Louvre

Ces réflexions permettent de répondre à la question de savoir si notre appréciation d’une œuvre d’art est une évaluation objective et donc universellement valide, si elle est la traduction d’une impression subjective produite par l’œuvre sur une personne particulière ? En effet, lorsque nous prenons un intérêt positif ou négatif à une œuvre d’art et que nous voulons exprimer ou communiquer cet intérêt ou ce manque d’intérêt, nous pouvons le faire sous deux formes. Soit nous pensons ou disons des choses du genre « c’est un chef d’œuvre », « c’est une grande œuvre », ou au contraire « c’est un navet », « c’est raté », etc.

Dans des phrases de ce type nous affirmons que l’œuvre a certaines propriétés qui font qu’elle est réussie ou non. Soit nous pensons ou disons des choses du genre « J’ai adoré cette œuvre », « Je l’aime beaucoup », ou au contraire « Je l’ai détestée », « Je ne la supporte pas », etc. Dans des phrases de ce type nous fondons notre appréciation sur la manière dont l’œuvre nous affecte, donc sur la valence hédonique de notre expérience. Quelle est la relation entre ces deux façons de juger ?

D’un côté, dans le domaine de l’expérience des œuvres d’art seule la manière dont elle nous affecte peutfonder notre évaluation. La raison en est que lorsque nous évaluons une œuvre d’art le seul critère dont nous disposons est notre expérience attentionnelle de l’œuvre, car l’unique usage qui permet à un objet ou événement d’être une œuvre d’art est que des êtres humains en fassent l’expérience attentionnellement. Le philosophe Immanuel Kant a exprimé ainsi cette dépendance radicale de notre évaluation d’une œuvre d’art de la qualité de notre expérience de cette œuvre : lorsqu’une œuvre « ne convient pas à mon goût » (ou au contraire me plaît), on peut invoquer les critiques les plus éminents, les règles les plus unanimement acceptées, pour me convaincre du contraire, « je me bouche les oreilles, je ne veux admettre aucune raison, aucun argument », car mon évaluation esthétique ne peut être fondée que sur la valeur de mon expérience vécue de l’œuvre.

Immanuel Kant, Kritik der Urtheilskraft (edition de 1794) 

Contrairement aux apparences, reconnaître ce fait ne débouche pas sur une conception « subjectiviste », purement idiosyncrasique, de l’évaluation artistique. D’abord, les potentialités attentionnelles des œuvres dépendent causalement de leurs propriétés. Lorsque nous dirigeons notre attention sur une œuvre nous pouvons donc commettre des erreurs en lui attribuant des propriétés qu’en fait elle ne possède pas. En deuxième lieu, l’expérience que je fais d’une œuvre a lieu sur le fond de mon expérience passée de l’art qui peut être plus ou moins riche et qui par conséquent peut me rendre plus ou moins apte à activer les potentialités de l’œuvre actuelle. Tous les désaccords d’appréciation qui dépendent de ces deux facteurs peuvent être surmontés de façon rationnelle.

Cependant rien ne permet d’exclure que deux personnes disposant des mêmes connaissances concernant la même œuvre l’apprécient néanmoins différemment. En effet la valeur d’une expérience vécue, fût-elle attentionnelle, dépend aussi toujours partiellement de préférences individuelles dont certaines sont irréductibles parce qu’elles échappent au contrôle conscient de la personne même qui a ces préférences. Il existe donc des dissensions d’appréciation artistique qui sont irréductibles.

Le désaccord.....

Certes, certaines de ces préférences individuelles sont peut-être universellement partagées : il se pourrait, comme le pensait le philosophe David Hume, que certaines préférences fassent partie de la nature humaine et donc soient communes à tous les humains. Ou alors il se pourrait, comme le pensait Kant, que leur horizon transcendantal soit celui d’une universalité subjective. Mais même s’il en était ainsi, elles n’en seraient pas moins fondées pour chacun dans sa propre individualité.

Réactions hédoniques universelles 

Aucune des deux positions opposées ne décrit donc correctement la situation de l’appréciation d’une œuvre d’art. Cette appréciation n’est ni purement subjective (car elle est causalement liée aux propriétés objectives de l’œuvre), ni purement objective (car elle dépend en partie de préférences ressenties individuellement). Elle est relationnelle : elle résulte de la rencontre des propriétés de l’œuvre avec les aptitudes d’attention de celui qui en fait l’expérience et avec ses préférences individuelles.

Partie 4 à suivre.