De quelques formes actuelles de l’économie des arts 3/4

27 oct. 2021
De quelques formes actuelles de l’économie des arts 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Économie numérique et droits d’auteur : vers les NFT

Le développement de la digitalisation des données et, davantage encore, de leurs échanges a entraîné un bouleversement, toujours en cours, dans tous les secteurs de la vie sociale autant qu’individuelle, dont nous n’avons pas fini de vivre les conséquences. Les mondes artistiques ne sont pas restés extérieurs à ce mouvement.

Pour aller vite, on peut distinguer trois moments dans la digitalisation du monde des arts. Le premier fut l’utilisation des ordinateurs comme moyen de création. Ses débuts remontent aux années soixante, la digitalisation concernant d’abord uniquement le processus créateur, les œuvres créées étant ensuite matérialisées grâce à des dispositifs analogiques : sortie d’imprimante ou de traceur, écran de télévision.

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Georg Nees, Achsenparalleler Irrweg (1964) et Andreaskreuz (1964). Deux œuvres de la première exposition d’art généré par ordinateur, Computergrafik, organisée en 1965 à la TH Stuttgart. Les œuvres furent réalisées sur un ordinateur de l’entreprise Siemens à Erlangen.

Le deuxième moment fut celui de la digitalisation de contenus artistiques réalisés à l’origine sur des supports analogiques, en particulier les œuvres musicales et verbales, les images fixes et les œuvres cinématographiques. D’abord accessibles sur des supports matériels (CD, DVD) grâce à des logiciels de transcodage et de compression divers (mp3, mp4, jpeg, mpeg, tiff, png …), ces œuvres digitalisées en post-production devinrent ensuite accessibles de manière purement numérique par téléchargement puis, plus récemment, par streaming.

Le troisième moment enfin, qui est encore le nôtre, réside dans une généralisation de la digitalisation. Elle concerne désormais l’ensemble de la chaîne depuis la conception et création des œuvres jusqu’à leur réception par les utilisateurs finaux. Il est très difficile de prévoir les formes que cette digitalisation généralisée prendra à l’avenir, tant le rythme des innovations est rapide, mais il n’y a guère de doute qu’elle se traduit d’ores et déjà par un bouleversement important de la vie des arts. 

Le talon d’Achille de la digitalisation des arts a été depuis toujours la sécurisation des œuvres et du même coup la garantie de rémunération des artistes. Bien entendu, le vol et les faux font partie des arts, sinon depuis qu’ils existent, du moins depuis qu’ils sont échangés à travers des transactions marchandes. Mais la digitalisation a amené une augmentation vertigineuse de ces pratiques, donnant naissance à une course-poursuite sans fin entre logiciels de piratage et systèmes de protection. Ainsi la protection des DVD contre la copie fut mise à mal très vite par le développement de logiciels de ripage, les fichiers piratés pouvant ensuite être re-gravés sur un CD ou DVD inscriptible. Le développement des plateformes décentralisées de P2P (BitTorrent, eMule, etc.) a permis ensuite une circulation mondiale des contenus piratés. Du fait de son étendue, ce piratage a causé des dommages à l’industrie des contenus cinématographiques et musicaux sur supports matériels (DVD et CD), tout autant qu’aux systèmes de téléchargement payant, mais ces pertes ont été absorbées par le développement soutenu de ces mêmes industries durant la période en question. En fait le piratage a surtout fait tort aux artistes piratés – notamment aux musiciens et aux artistes travaillant dans le champ du cinéma – qui étaient payés sous forme de droits d’auteur ou de commissions sur les CD et les DVD vendus.

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Un instantané éloquent de l’importance de la consommation illicite de contenus numériques en France entre 2016 et 2017.

La riposte des producteurs d’œuvres musicales et cinématographiques a dans un premier moment consisté dans une tentative de verrouiller des données digitales elles-mêmes. Les solutions du film loué à la demande et de l’achat d’œuvres musicales non transférables d’un ordinateur à l’autre n’ont guère été couronnées de succès, du fait du développement en parallèle de plateformes comme Napster et surtout YouTube qui ont submergé le web de contenus artistiques « volés ». Comme en témoigne le succès récent de Netflix ou de Apple TV, c’est peut-être le remplacement du système de paiement à la demande par un système d’abonnement à une bibliothèque de contenus renouvelée et enrichie sans cesse et consultable à volonté en streaming qui semble réussir là où les autres tentatives de fidélisation payante avaient échoué.

La technique la plus récente, et aussi potentiellement la plus efficace, pour garantir l’authenticité et les droits de propriété des œuvres d’art numériques est celle des contrats NFT (« non-fungible token »). Le développement des NFT est indissociable de la technique d’authentification dite des « blockchains ». Celle-ci a été développée à partir de 2008 dans le monde des cryptomonnaies (bitcoin, ethereum, etc.) pour sécuriser le flux des transactions. Une blockchain est une base de données dynamique, cryptée et distribuée dans laquelle toute transaction, pour être validée, doit être approuvée selon les cas par l’ensemble ou par plus de 50 % des « nœuds » de la chaine répartis dans le monde entier et qui ont accès (en totalité ou partiellement) à la base de données en question. Un « block » est un ensemble de séquences de signes cryptées, chaque séquence étant différente de toutes les autres, en sorte que chaque nouveau block est différent de tous les autres déjà présents dans la base de données. La chaîne globale des blocks – la blockchain – constitue donc l’historique exhaustif de toutes les transactions effectuées (elle est un « livre des comptes »), chacune étant identifiée par un code crypté différent qui la sécurise sans possibilité d’erreur (ou de manipulation).

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Représentation simplifiée du mode de fonctionnement d’une blockchain. Les éléments essentiels sont la nature cryptée des transactions, la gestion décentralisée de leur validation et le caractère linéaire de la blockchain, qui permet de retrouver facilement les transactions individuelles.

Comme indiqué, la technique de la blockchain a été utilisée au départ pour sécuriser les transactions financières dans le domaine des cryptomonnaies. Les monnaies cryptées sont, comme les monnaies souveraines, des « token fongibles » : de même que n’importe quel billet de 10 € peut être remplacé par n’importe quel autre billet de 10 €, toute unité de bitcoin peut être remplacée par n’importe quelle autre unité de même valeur. Mais la technique de la blockchain permet aussi d’encrypter des « token non-fongibles », c’est-à-dire qui ne peuvent pas être échangés avec un autre token.

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La différence entre token fongibles et token non-fongibles réside dans le caractère remplaçable des premiers et le caractère non remplaçable des seconds.

C’est cette technique dite des NFT qui commence à être exploitée par le marché de l’art actuel. En effet, si on associe une œuvre d’art et son propriétaire à un token non-fongible on obtient une empreinte numérique absolument individuelle qui associe de manière indissoluble, inviolable et infalsifiable une œuvre et son certificat de propriété. Il est facile d’imaginer les potentialités d’une telle technique pour le développement d’une véritable économie adaptée aux œuvres d’art digitales. L’engouement est tel que d’aucuns voient dans les NFT le modèle d’avenir de l’économie des arts. Les NFT étant indifférents aux modes d’existence des actifs échangés, certaines voix vont jusqu’à soutenir que ce modèle économique peut s’appliquer aux arts allographiques (littérature ou musique par exemple) tout autant qu’aux arts autographiques (peinture, dessins sculptures, etc.), et à des œuvres créées à l’origine sur un support matériel traditionnel tout autant qu’aux œuvres nativement numériques. Qu’en est-il réellement ?

Partie 4 à suivre.

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