Culture et art 4/4

28 mai. 2021
Culture et art 4/4

Article en Français
Auteur: JEAN-MARIE SCHAEFFER

IV. Réseaux ouverts, réseaux fermés

Howard Becker, on l’a vu, a interprété la notion de « mondes de l’art » en termes de pratiques, d’interactions et de réseaux. Pour lui un monde de l’art n’est pas une entité qui surplombe le réseau des interactions des acteurs, mais coïncide avec lui. Certes, Becker note que tout réseau est uni par « des présupposés communs, les conventions, qui leur [les acteurs] permettent de coordonner ces activités efficacement et sans difficultés », mais ces « règles » sont éminemment locales et changeantes, car (re)négociables à tout moment par les acteurs.

Une distinction courante en sociolinguistique peut s’avérer utile pour mieux saisir le caractère fructueux de la notion de « réseau » en art. Il s’agit de la distinction entre réseaux fermés et réseaux ouverts. Un réseau fermé est un ensemble de locuteurs qui ont davantage de contacts entre eux qu’avec les locuteurs d’autres réseaux (par exemple : une communauté immigrée de première génération) ; dans un réseau ouvert, au contraire, les membres ont davantage de contacts ou d’interactions avec des individus d’autres réseaux qu’avec ceux de leur propre réseau (par exemple : les enfants des immigrés de première génération). Il faut préciser que les deux pôles extrêmes - le réseau totalement fermé et le réseau totalement ouvert - sont des situations empiriquement marginales. En effet un système totalement fermé est incapable de s’adapter à des situations nouvelles, et un système totalement ouvert est incapable de se différencier des réseaux qu’il côtoie. Dans les deux cas le réseau s’écroule.

Les mondes de l’art à la Danto ou à la Dickie sont en fait des réseaux fermés. En témoigne le recours à une définition qui livre les conditions à la fois nécessaires et suffisantes pour en faire partie. Cette approche a tendance à mettre l’accent sur les pratiques artistiques qui fonctionnent selon une dynamique puriste et ségrégationniste, c’est-à-dire qui identifient leur « nature » à un programme précis et visent à se différencier de manière très forte à la fois des pratiques créatrices de même type qui ne s’accordent pas avec leur programme et des autres activités culturelles. Elle permet de rendre compte de façon tout à fait adéquate de certaines constellations artistiques spécifiques. On peut penser à la tragédie classique française avec ses règles très strictes. Ou encore au théâtre nô japonais avec sa division en cinq écoles dont chacune a sa spécificité (de forme et de contenu) et est l’émanation d’une seule famille qui en garde le monopole jusqu’à aujourd’hui. Ou encore, comme déjà indiqué, au purisme de l’avant-garde abstractionniste américaine des années quarante et cinquante. En revanche elle ne saurait avoir de valeur descriptive générale.

Ill.11 Représentation d’une pièce de nô, Ecole Kanze, Kyoto

A l’inverse, les mondes de Becker correspondent plutôt à des réseaux ouverts. Ainsi, lorsqu’il analyse le monde de l’art pictural, il y intègre non seulement les acteurs centraux, mais aussi des acteurs dont le rôle est plus ponctuel, par exemple les fabricants et marchands de couleurs. Or, le rôle de ceux-ci a été décisif à certains moments historiques pour l’évolution du monde de l’art pictural. Ainsi l’impressionnisme n’aurait pas pu voir le jour sans le remplacement des couleurs mixées sur la palette par les couleurs « prêtes à l’usage » livrées en tube. De même le développement des peintures acryliques à partir des années vingt et trente du XXe siècle est indissociable des œuvres des muralistes mexicains, des tableaux de l’expressionnisme abstrait et des travaux picturaux du pop art.

Le pop art est d’ailleurs un bon exemple de réseau ouvert. Sa naissance fut (entre autres) une réaction au ségrégationnisme puriste du programme abstractionniste. Il s’ouvrit non seulement aux autres arts, canoniques ou non (poésie, musique rock, cinéma, photographie, comic strip, …), mais aussi aux activités créatrices connexes au monde de l’art (telle la mode) ; il renonça au culte de l’original en mettant en avant des techniques de reproduction permettant de multiplier les exemplaires et parfois des modes de production quasi-industriels (la Factory de Warhol). De fait, il rayonna loin au-delà du monde des arts plastiques et de l’art tout court, et devint un véritable « brand » (une « marque »).

Ill.12 a) Roy Lichtenstein, Brushstrokes (1965)

Ill.12 b) Strange Suspense Stories, N°72, Octobre 1964, Charlton Comics

Le pop-art est connu pour son attitude ironique à l’égard de l’expressionnisme abstrait et de la figure du peintre inspiré extériorisant ses sentiments par grands coups de pinceau sur la toile. Pour enfoncer le clou (ironique) Lichtenstein insista sur le fait que Brushstrokes ne s’inspirait pas des peintures des expressionnistes abstraits mais d’une planche de comic strip.

Le théâtre constitue un autre cas intéressant. Malgré les contre-exemples de la tragédie française ou du théâtre nô, les traditions théâtrales se développent en général comme des réseaux ouverts. Ce fut le cas de la tragédie et de la comédie antiques, des mystères médiévaux, ou encore du théâtre élisabéthain. L’article consacré sur ce site par Godefroy Gordet au théâtre luxembourgeois récent analyse avec finesse une autre situation de réseau ouvert, l’ouverture se traduisant ici par l’interaction de plusieurs traditions nationales, des acteurs (metteurs/metteuses en scène, auteurs, comédiennes et comédiens) d’origines diverses interagissant selon des modalités différentes d’une troupe à l’autre, voire d’un spectacle à l’autre. Le cas est fascinant parce qu’il s’agit d’un réseau en émergence à la recherche d’une identité commune qui soit compatible avec son caractère ouvert.  

Un réseau peut par ailleurs avoir un ou plusieurs centres, ou mieux un ou plusieurs nœuds dominants (les nœuds dominants d’un réseau sont ceux où s’entrecroisent le plus grand nombre d’interactions). Plus un monde de l’art a un nombre important de nœuds dominants plus ses interactions avec les mondes environnants seront diversifiées. Le monde de l’art cinématographique est un exemple parfait de ce phénomène. Il est polycentré, jusque dans son réseau mondialement dominant, à savoir le cinéma hollywoodien. Celui-ci est en effet organisé autour de plusieurs sous-nœuds, correspondant aux différents « majors ». Ils ont des stratégies (commerciales, mais aussi artistiques) différentes et luttent pour la dominance.  C’est cette multiplicité concurrentielle qui permet parfois l’émergence de niches d’opportunité donnant lieu à l’éclosion d’œuvres atypiques (par exemple le cinéma de Kubrick ou celui de Scorsese).

Un dernier point pour (ne pas) finir. Les deux régions décisives pour l’évolution d’un réseau sont ses bords et ses nœuds dominants. Ces derniers déterminent l’identité du réseau. Les bords quant à eux sont particulièrement importants pour le dynamisme du monde concerné. Ils sont à la fois une zone de danger et une zone d’opportunité. Les bords des mondes de l’art sont le lieu où se manifeste le plus fortement leur contingence irréductible. Ils ne cessent de se déformer, tels les pseudopodes d’une amibe, avançant et reculant selon que ce qu’ils rencontrent est assimilable ou non par le réseau. Le noyau réagit à ces « pressions » selon les cas par une dynamique de rétraction ou d’expansion, son but étant de garantir la continuité de son identité tout en restant en phase avec le monde environnant. La variabilité des bords redéfinit donc aussi en permanence le noyau de tout art : comme celui d’une cellule, il n’occupe pas toujours le centre géométrique de son monde.

Pour aller plus loin :

La culture :

  •  « Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles », Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 1982
  • Christophe Boesch, Wild Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 2012
  • Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, (ch. IV, « Cultures », p. 271-343), Gallimard, 2007

L’art et des arts :

  • N. Heinich et R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Éditions de l’EHESS, 2012)

Mondes et réseaux :

  • Arthur C. Danto, « The artworld », Journal of Philosophy vol. LXI, 1964, p. 571-584.
  • George Dickie, « Defining art », American Philosophical Quarterly, Vol. VI, N° 3, 1969, p. 253-256
  • Howard S. Becker, Art Worlds, Berkeley, University of California Press, 1982.
  • Godefroy Gordet, « Théâtre luxembourgeois-Une identité en construction » (culture.lu : http://culture.lu/fr/actualit%C3%A9s/theatre-luxembourgeois-une-identite-en-construction)

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