25 mai. 2022Arts majeurs, arts mineurs 2/4
Bref historique des hiérarchies des arts en Occident
Pour qu’une distinction du type de celle entre arts majeurs et arts mineurs, et plus généralement une hiérarchie quelconque entre les arts, puisse être construite, deux conditions doivent être réunies. La première est l’existence d’une catégorie qui permet de réunir différentes pratiques créatrices sous un concept commun – tel le concept d’art (ou un autre pouvant remplir le même rôle fédérateur). En effet on ne peut comparer que ce qui est comparable. Cette condition est remplie dans la culture européenne depuis l’antiquité (même si la teneur conceptuelle du terme grec – « tekhnè » – ne coïncide pas totalement avec le terme « art »). En deuxième lieu, il faut que les pratiques en question puissent être vues comme disposant (aussi) d’une valeur propre, autonome, et non pas uniquement d’une valeur instrumentale. Par exemple, aux époques et dans les cultures où la sculpture a uniquement des fonctions rituelles ou magiques, sa valeur est définie par sa capacité à remplir ces fonctions, et non pas par sa valeur autonome comme création. Dans une telle situation, comparer la valeur de la sculpture avec d’autres pratiques créatrices, que celles-ci remplissent d’autres fonctions rituelles ou qu’elles aient une valeur autonome, n’a pas de sens. Dans le premier cas cela n’a pas de sens parce que les fonctions ne sont pas interchangeables. Dans le deuxième cas on a deux valeurs incommensurables. Ainsi, dans une société où il existe, à côté de la sculpture à fonction rituelle ou magique, une pratique poétique « libre », pratiquée pour l’agrément qu’elle provoque, on ne peut pas comparer la valeur des deux.
Il faut avoir en vue ces deux conditions lorsqu’on se pose la question de la genèse et de l’évolution de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs : faire une telle distinction n’est possible que lorsque plusieurs pratiques créatrices sont réunies sous une catégorie commune et que les pratiques comparées sont toutes considérées comme ayant (aussi) une valeur autonome.
La distinction entre arts majeurs et arts mineurs n’est qu’une façon parmi d’autres qui permettent de conceptualiser hiérarchiquement les arts. Par exemple l’antiquité ne connaissait pas cette distinction terminologique, ce qui n’a pas empêché la construction d’une hiérarchie entre certains arts, et ce dès l’âge classique en Grèce. Par exemple, la peinture et la sculpture ont été considérées comme étant supérieures à l’art de la mosaïque à partir du moment où leur usage ne se limitait plus exclusivement à des fonctions rituelles (la sculpture) ou magiques (la peinture) et donc où elles n’étaient plus conçues comme de simples véhicules d’agentivité matérielle plus ou moins surnaturelle, mais comme des arts imitatifs libres valorisés pour les qualités intrinsèques des formes mimétiques qu’elles créaient. La mosaïque était considérée comme une simple technique spécifique de l’art de bâtir, et comme telle soumise au plan d’ensemble architectural : non autonome, elle ne pouvait pas accéder au rang d’art libre (les peintres et les sculpteurs signèrent dès cette époque leurs œuvres, mais pas les mosaïstes).
Les hiérarchies des arts dans l’antiquité grecque et romaine, n’étaient en général que locales, au sens où elles ne portaient pas sur l’ensemble des pratiques « techniques », ni même sur l’ensemble des pratiques que nous, aujourd’hui, considérons comme faisant partie des arts. La raison en était que dans l’antiquité il n’y avait pas de système des arts, ni, malgré la science classificatoire aristotélicienne, de véritable « systématique » des « techniques ». Les comparaisons de valeur ne pouvaient donc être établies entre pratiques apparentées, tels les arts visuels (la sculpture, le peinture et la mosaïque) où les arts du langage (épopée, poésie, théâtre, art oratoire).
Il faut cependant mettre à part une hiérarchisation qui à l’origine ne concernait pas les arts mais les pratiques humaines en général, à savoir la distinction, largement répandue grâce à la philosophie platonicienne et néoplatonicienne, entre l’âme et le corps, dont une des formes était celle entre occupation intellectuelle et occupation manuelle. Cette distinction, transposée dans le domaine des pratiques artistiques, a livré le critère pour la distinction établie au moyen âge entre les arts libéraux et les arts mécaniques. Où pour être plus précis, la distinction entre arts majeurs et arts mineurs naît de la rencontre de ce principe de hiérarchisation d’ordre platonicien et néoplatonicien avec la pensée classificatrice et encyclopédique d’inspiration aristotélicienne qui a joué un rôle central dans la pensée médiévale, car elle revendiquait d’être une hiérarchie « raisonnée » de tous les « artes », ce en quoi elle était une préfiguration de la hiérarchie entre arts majeurs et arts mineurs. Dans ce système la peinture, le sculpture et l’architecture relevaient des arts mécaniques puisqu’ils se réalisaient sous forme d’activités manuelles.
La philosophie et les sept arts libéraux : le trivium des arts de la parole : rhétorique, grammaire et dialectique ; et le quadrivium des arts du nombre : arithmétique, géométrie, astronomie et musique. L’image provient du Hortus deliciarum (1159-1175), première encyclopédie chrétienne connue, réalisée sous la direction de Herrade de Landsberg, nonne de son état.
Les arts libéraux et les arts mécaniques, Brunetto Latini, Li livres dou tresor, Florence, vers 1260. Les arts mécaniques comprenaient l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfèvrerie, auxquelles s’ajoutait la liste variable de toutes les autres activités qui transforment des matières et des matériaux.
La naissance de la dichotomie « classique » entre arts majeurs et arts mineurs a coïncidé avec des changements importants dans la répartition des différents arts entre les deux catégories et dans la composition de la liste des arts. Les arts majeurs récupèrent au passage la peinture, la sculpture et l’architecture et perdent les mathématiques (intégrées aux sciences). Quant aux arts mineurs, ils sont recentrés peu à peu sur ce que dans la deuxième moitié du 19e siècle on allait regrouper sous le nom d’arts décoratifs (ameublement, art du vêtement, objets d’usage décorés, orfèvrerie, joaillerie, etc.), le terme de « décoratif » étant choisi alors pour échapper à la dénomination ségrégationniste d’art mineur. Il faut préciser que jusqu’au 19e siècle un artiste pratiquant un art majeur pouvait aussi s’investir dans un art mineur, tel Benvenuto Cellini, célébré à la fois pour son l’œuvre sculptée et pour ses travaux d’orfèvrerie.
La notion de pureté qui exige qu’un artiste pratiquant un art majeur ne doit pas s’abaisser à des pratiques relevant d’un art mineur est née à l’époque romantique, qui a développé une théorie de l’art qui dotait celui-ci d’une dignité proprement métaphysique (révélation de l’Absolu). Il ne pouvait donc plus y avoir d’arts mineurs au sens propre du terme. L’incarnation historiquement la plus influente de cette conception a été le système hégélien des cinq arts : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie.
Cette vision puriste prit une tournure polémique dans le cadre de l’industrialisation et donc de la standardisation d’une partie des anciens arts mineurs ainsi qu’à l’occasion de l’invention de nouveaux arts indissociables du « machinisme » (la photographie, et plus tard le cinéma). La photographie en particulier fut longtemps considérée comme une simple technique reproductive et le cinéma des débuts fut associé à un amusement de foire (ce qu’il faut aussi, mais sans s’y limiter). L’un et l’autre n’eurent droit à l’appellation « art » qu’à travers des processus complexes d’évolutions des deux médias et des mondes de l’art qui seront décrits plus loin.
Partie 3 à suivre.
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