06 jan. 2022Arts : la question des origines 1/4
Comment penser l’origine ?
Depuis l’aube des temps (documentés) les questions d’origine n’ont cessé de préoccuper, voire de torturer, les humains. D’où venons-nous ? Mais aussi : d’où vient le monde ? Qu’y avait-il avant qu’il y eût ce qu’il y a maintenant ? Souvent la question de l’origine est liée à celle de la fin : où allons-nous ? Où va le monde ? Qu’y aura-t-il après la fin du monde « as we know it » ? Lorsqu’il y va de notre vie individuelle, c’est la question de la fin qui nous préoccupe le plus, car nous savons tous que nous sommes mortels. Mais dans les autres domaines, c’est sans conteste la question de l’origine qui mobilise le plus la pensée humaine. La raison en est que dans beaucoup de cultures on croit que c’est l’origine des choses qui fixe leur nature. Donc, connaître l’origine d’une chose c’est connaître sa nature. Comme la nature d’une chose détermine aussi sa fin (ou sa non-fin), connaître son origine c’est du même coup connaître sa fin. Cette croyance en un rôle explicatif et fondateur de l’origine joue aussi, nous le verrons, un grand rôle dans le questionnement sur l’origine de l’art ou des arts.
Johann Melchior Bocksberger, La creation du monde (fin du XVIe siècle), Musée des Beaux-Arts, Strasbourg. L’artiste vise à donner à voir en une seule vue l’ensemble de la création du monde par Dieu, et même au-delà, puisqu’il montre aussi l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis.
Malheureusement, ainsi conçues, les questions d’origine ne trouveront sans doute jamais de réponse satisfaisante. C’est le philosophe Immanuel Kant qui a mis au jour la cause de cet échec. Selon lui, les questions portant sur l’origine (ou sur la fin) font partie des questionnements que les hommes ne peuvent pas ne pas se poser, et qui, en même temps, dépassent radicalement leurs pouvoirs cognitifs. Il s’est intéressé à la question de l’origine dans le cadre plus général de la question du statut de la notion de monde conçu comme totalité. La question de l’origine concerne plus précisément l’aspect temporel de cette totalité. Kant commence par montrer que la notion d’origine implique celle d’un « commencement absolu ». Or, continue-t-il, poser un commencement absolu (tout comme poser l’absence de tout commencement absolu, donc l’infinité ou l’éternité) implique une contradiction (Widerspruch) insoluble. En effet, l’idée que x (le monde ou toute autre totalité) possède un commencement absolu présuppose qu’il y a eu un état où x n’existait pas (sinon on ne pourrait pas dire qu’il a eu un commencement) ; mais s’il y a eu un tel état, alors x ne peut pas avoir été un commencement absolu. Ainsi, si je soutiens que le monde, entendu comme la totalité de ce qui est, a eu un commencement absolu, il a dû y avoir un état où il n’existait pas ; mais s’il y a eu un état où il n’existait pas, alors sa naissance n’a pas été un commencement absolu. D’où une contradiction insoluble. Kant en conclut que nous sommes dans l’incapacité de donner un contenu cognitif, ni a fortiori un contenu empirique, aux questions d’origine pris au sens de « commencement absolu ».
L’origine et l’histoire de l’Univers selon la théorie du Big Bang (image : National Science Foundation, USA). La théorie du Big Bang repose sur l’idée d’une origine (de l’univers) située à une distance finie de notre présent, donc une origine absolue, mais de cette origine (qualifiée de « singularité »), donc du moment temporel t0, nous ne pouvons rien savoir. Aux moments initiaux de l’univers, proches de t0, les valeurs de température et de densité sont en effet telles que seule la physique quantique peut les décrire. Mais celle-ci ne peut remonter que jusqu’à l’instant tPlanck, qui est postérieur de 10-43 seconde à t0. Toute tentative de rendre compte d’états antérieurs à 10-43 débouche sur un flou quantique, donc se heurte à un état indécidable, donc inconnaissable.
La contradiction est une conséquence de la notion de commencement absolu. Pour pouvoir donner un contenu aux questions d’origine, il faut donc laisser tomber cette notion. Kant pensait en particulier que si « le monde lui-même ne saurait avoir de commencement », il était en revanche tout à fait possible « que des séries de choses commencent dans le monde » (voir Immanuel Kant, Werke, Band 4 Insel Verlag, 1956, p. 415). Autrement dit, la notion d’origine peut être fructueuse, à condition qu’elle ne soit pas conçue comme étant incompatible avec la question de ce qui, en amont, l’a causée. Ceci implique qu’on abandonne aussi la thèse selon laquelle connaître l’origine d’une chose suffit pour en comprendre la nature, puisqu’elle n’est plus causa sui. L’origine ne saurait plus être conçue comme un fondement fixant la « nature » – et donc le destin ultérieur – de ce qui en procède. Nous devons avoir en tête ces contraintes, lorsque nous nous posons la question de l’origine des arts ou de l’art.
Le fait est que dans leurs interrogations sur le ou les origines des choses, la plupart des sociétés humaines proposent aussi des explications de l’origine des arts. C’est un témoignage de l’importance qu’elles accordent aux pratiques artistiques. La raison s’en trouve, outre dans l’importance des fonctions sociales remplies par les arts, dans le fait que le talent artistique est, comme toute compétence pointue, une denrée rare. Ces deux facteurs rendent la question de l’origine de la création artistique d’autant plus cruciale.
S’y ajoute une autre raison, de nature épistémique : la conviction, à laquelle j’ai fait référence déjà plus haut, que l’origine d’une chose détermine – et donc explique – son devenir. En Europe cette conviction a été souvent liée à l’idée que les arts sont des sortes d’organismes, et que, tout comme (croyait-on) le devenir d’un organisme vivant est contenu dans son germe, le devenir d’un art est contenu dans son origine. C’est une idée qu’on trouve déjà dans la théorie de la tragédie exposée par Aristote dans la Poétique. Elle a été importante dans la philosophie de l’art du XIXe et XXe siècle, comme en témoignent notamment l’esthétique hégélienne et L’origine de l’œuvre d’art de Heidegger. Elle a aussi fortement imprégné, on le verra, les recherches des paléontologues, au moins jusqu’aux années soixante du XXe siècle (voir partie 3 de cette série).
S’interroger sur l’origine de l’art ou des arts n’est pas la même chose que s’interroger sur l’origine de la notion d’art. Beaucoup d’historiens, de sociologues et d’esthéticiens ont soutenu qu’il n’y a de l’art que dès lors que la catégorie art existe dans la culture ou l’époque en question. Accepter cette thèse nous amènerait à situer l’origine de l’art quelque part entre la Renaissance et le tournant du XVIIIe au XIXe siècle. Il est indéniable que cette période correspond à des changements très importants dans notre manière de penser les arts et d’interagir avec eux. Mais en conclure qu’on ne saurait parler de créations artistiques et donc d’œuvres d’art avant la naissance de la catégorie d’art aboutirait à des conséquences absurdes. Nous devrions ainsi tracer une frontière étanche entre, par exemple, les sculptures paléolithiques, égyptiennes ou cycladiques, d’un côté, et une sculpture de Michel Ange ou de Henry Moore, de l’autre.
En haut : Trois figurines, Art des Cyclades (2800-2300 av. J.-Ch.). En bas : Henry Moore, Family Group (1945).
Or, toutes ces œuvres sont le produit de gestes moteurs et de programmes de chaîne opératoire du même type, toutes mettent en œuvre les mêmes compétences cognitives et toutes font partie d’une même classe d’artefacts (des représentations en 3D que les humains sont capables d’interpréter visuellement comme des représentations analogiques). Elles ont certes eu des fonctions et des emplois divers, mais cela n’annule pas l’existence d’un noyau commun qui, lui, ne change pas. La question de l’origine n’a de sens que si on l’applique à ce noyau commun des pratiques créatrices, ce que je ferai ici.
Partie 2 à suivre.
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