Arts et démocratie 4/4

05 juil. 2022
Arts et démocratie 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

L’art comme forme de vie démocratique ?

Le fait que les arts ne peuvent pas échapper à la question de leur rapport à la démocratie est dû à au moins deux raisons, déjà rencontrées.

D’une part la démocratie est, contrairement aux totalitarismes, un système ouvert. De ce fait, la direction qu’elle prend, son destin, dépendent irréductiblement des citoyens pris comme ensemble, des divers groupes de conviction et des citoyens pris un à un à travers leurs préférences personnelles. Aucun de ces niveaux n’est réductible à l’autre et tous interviennent dans la sélection et la sanction des pouvoirs législatif et exécutif qui définissent la politique durant la durée de leur mandat. Par ailleurs, comme déjà indiqué, la démocratie est un régime politique qui, contrairement au totalitarisme, ne prétend pas régir toute la société mais uniquement son expression politique, ce qui signifie que la majorité des aspects de la vie en société ne sont pas réglementées politiquement mais par un ensemble de facteurs disparates tels des rapports de force (économiques ou autres), des conventions contractuelles, des habitudes, des interactions individuelles, etc. C’est pour cette raison que régime politique démocratique et société ouverte vont de pair. C’est cette position en retrait de l’autorité politique qui permet (entre autres) que la vie des arts puisse se développer comme une forme de vie autonome, ce qui est un garant de la liberté de création.

D’autre part, les régimes qui concurrencent la démocratie, à savoir le totalitarisme et les régimes hybrides à tendance autocratique, voient dans la liberté des arts un danger pour leur programme de contrôle social total. Et à raison, car une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, constitue une prise de position qui est déterminée uniquement de manière interne, c’est-à-dire par l’expressivité de son agentivité propre. C’est en ce sens particulier qu’on peut dire effectivement qu’une œuvre d’art est libre ou n’est pas.

Ainsi l’œuvre d’art est toujours politique, qu’elle le veuille ou non. Mais elle est politique non pas au sens où elle s’inscrirait dans le cadre d’un programme politique extérieur, mais au sens où elle ne peut agir comme œuvre d’art que si elle s’inscrit dans une communication non contrainte, libre. En effet, les œuvres d’art comme plus largement toutes les productions d’ordre culturel, ne deviennent agissantes ou agentives que lorsqu’elles rencontrent un public qui accepte librement d’entrer en dialogue avec elles. Cette liberté qui caractérise notre relation aux œuvres d’art est le pendant symétrique de la liberté de l’acte créateur, et la vie des arts n’est possible que par la rencontre de ces deux libertés. En cela le mode de fonctionnement social des œuvres d’art a la même structure que la communication démocratique, qui elle aussi relève statutairement d’un dialogue entre égaux.

Il ne faudrait pas interpréter cette analyse comme défendant une vision irénique des relations entre le régime politique démocratique et les arts. D’une part, par définition il n’existe pas de démocratie parfaite (ni sans doute d’art parfait). Comme la liberté est au cœur même des pratiques créatrices, les œuvres d’art et les réactions qu’elles provoquent sont en particulier des sismographes, sensibles à tout ce qui relève des libertés publiques et sociales. La vie des arts est donc un instrument de veille important concernant la santé d’une démocratie. En second lieu, comme la plupart des sociétés, la société ouverte qui correspond au régime démocratique est aussi le lieu de multiples inégalités, injustices, discriminations, etc., qui risquent toujours de miner la démocratie politique elle-même. Les pratiques artistiques peuvent rendre visibles et tangibles ces problèmes. Car rendre visible ce qui demeure non vu, révéler qui est caché, rendre apparent ce qui ne l’est pas, ont de tout temps été des fonctions importantes des œuvres d’art. L’histoire des arts modernes et contemporains en particulier montre qu’elles ont joué et continuent à jouer un rôle important dans la thématisation d’enjeux sociaux centraux mais non reconnus comme tels, voire refoulés ou carrément exclus de l’espace public (que ce soit dans le domaine des mœurs, dans celui des inégalités ou dans celui des ségrégations).

Joëlle Zask, dont une partie importante des travaux est consacrée à la relation entre art et démocratie, a soutenu dans « Art et démocratie sont-ils antinomiques ? », L'Observatoire, 2012/2, N° 41, p. 51-56) que l’art par « la logique même de la création artistique puis de sa reconnaissance publique » (p. 55), met en œuvre les principes mêmes de la démocratie.

Vus sous l’angle du processus créateur, l’artiste et son œuvre « constituent une sorte de petite communauté : l’individualité de l’artiste grandit et s’approfondit au fur et à mesure qu’il valide les effets de son activité ». Zask précise que ce qui fait la spécificité de la création d’une œuvre d’art, c’est qu’elle n’est pas la simple exécution d’un plan préalable mais résulte d’une interaction : les actions de l’artiste produisent des effets dans l’œuvre en train de se faire, et cette œuvre ainsi transformée agit en retour sur l’artiste, (ré)orientant ses actions ultérieures. La relation entre l’artiste et son œuvre est donc dialogique : l’artiste ne se borne pas à réaliser son intention, mais il se laisse aussi guider tout au long du processus créatif par l’œuvre en train de prendre forme.

De même, dans le processus d’appréciation des œuvres d’art, « la formation du jugement de goût individuel » et « la formation d’une communauté de goût » vont de pair. Cette position est proche de celle de Kant qui avait défendu l’hypothèse que le caractère subjectif de l’expérience appréciative n’empêche nullement qu’elle est en droit universalisable. Mais la position de Zask est pragmatiste et non pas universaliste : une simple capacité de généralisation partielle suffit pour que l’expérience esthétique personnelle puisse se conjuguer avec la formation d’une communauté de goût. Dans les deux cas, la relation esthétique est de nature dialogique : d’une part l’expérience esthétique s’inscrit toujours dans l’horizon partagé d’une communauté de goût, de l’autre cette communauté de goût se transforme du fait de sa réceptivité aux expériences individuelles. Là encore la spécificité de la formation d’une communauté esthétique comparée à celles d’autres communautés réside dans le fait qu’elle est intrinsèquement libre, puisque la pierre de touche de chaque appréciation individuelle réside dans l’expérience personnelle de chaque récepteur.

Selon cette façon de voir les arts considérés comme formant une forme de vie spécifique, constitueraient dans leur logique sociale même, un monde démocratique. De même que la démocratie politique se définit par la participation active de tous les citoyens à la production de la société politique, en sorte que le développement de la liberté de l’individu et celui de la société se conditionnent et s’entretiennent l’un l’autre, le geste de création artistique et la réception des œuvres se caractérisent par une « réciprocité entre le développement de la pratique, celui du sujet acteur de cette pratique et celui de l’environnement plus large où la pratique en question a lieu » (idem). Les arts seraient donc, de manière constitutive, des incarnations du principe fondamental de la démocratie : la liberté et l’égalité à tous ceux qui acceptent de s’y engager. Si tel était le cas, alors en deçà de tout engagement ou non engagement - au sens d’un positionnement explicite dans le champ des forces politiques en concurrence – des artistes et des œuvres, la forme de viemême des arts serait un opérateur démocratique.

Image: L’artiste street-art afghane Shamsia Hassani devant une de ses multiples fresques murales réalisées à Kaboul entre 2010 et 2021 

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