14 juin. 2022Arts et démocratie 1/4
Régimes politiques et arts
Lorsqu’on s’interroge sur les relations entre arts et démocratie il convient de ne pas confondre deux questions. La première est de savoir si certains régimes politiques sont plus favorables à la création artistique que d’autres. La deuxième est de savoir si certains régimes favorisent plus que d’autres l’accès le plus large à ces œuvres par les membres de la communauté humaine régie par le régime en question. Elle concerne donc l’agentivité sociale des arts. On pourrait être tenté de croire que les deux questions ne sont que l’endroit et l’envers de la même question. Cette impression est pourtant trompeuse.
Les arts conçus comme pratiques créatrices font partie des activités humaines universelles. A ce titre on les trouve dans toutes les sociétés humaines, depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui. Ils sont donc pratiqués sous les régimes de pouvoir politique les plus divers, qui vont de l’autogestion des microsociétés traditionnelles aux démocraties, totalitarismes, autocraties et régimes hybrides de l’époque moderne et contemporaine, en passant par la démocratie athénienne, le pouvoir oligarchique de Sparte, les innombrables pouvoirs impériaux, royaux ou religieux (européens ou extra-européens), les républiques aristocratiques ou bourgeoises de la Renaissance, les oligarchies militaires du passé ou du présent, et bien d’autres encore.
Les communautés autogérées - donc proches en termes de fonctionnement de nos démocraties – des peuples indigènes d’Australie, de Papouasie Nouvelle-Guinée, des îles du Pacifique, des forêts amazoniennes et africaines, d’Amérique du Nord ont toutes développé des pratiques artistiques complexes et produit des œuvres raffinées dans de multiples genres artistiques. Mais on découvre qu’il en est allé de même dans les sociétés ayant des structures de pouvoir politique fortement hiérarchisés et pratiquant la ségrégation interne, telles les royautés absolues, les empires, les théocraties et d’autres. Même sous les régimes politiques les plus répressifs, tels les totalitarismes du XXe et du XXIe siècle, ou sous les pouvoirs religieux les moins tolérants dans le domaine des arts (comme l’Empire byzantin durant les périodes aniconiques ou certains pouvoirs théocratiques, passés ou actuels, inspirés par une forme dogmatique d’Islam), les pratiques artistiques n’ont jamais disparu.
On peut prendre le cas du totalitarisme stalinien, régime répressif par excellence, et qui néanmoins (comme le nazisme d’ailleurs) non seulement accordait une place importante aux arts en tant qu’instruments de propagande (comme le montrent le « réalisme socialiste » littéraire et pictural, ou encore la « musique au service du peuple »), mais surtout fut incapable d’éliminer les pratiques artistiques libres que pourtant il s’acharnait à éradiquer de manière violente (de nombreux artistes moururent au goulag, furent poussés au suicide ou durent s’exiler). Ainsi deux des plus grandes œuvres littéraires de la littérature mondiale du 20e siècle, à savoir Docteur Shivago de Boris Pasternak, et Le maître et Marguerite de Mikhaïl Bulgakov, furent écrits durant les années de la terreur stalinienne. D’autres artistes, tels les musiciens Chostakovitch et Prokofiev, ou le cinéaste Eisenstein, essayèrent de ruser avec le régime et de contourner la censure en simulant une allégeance aux programmes artistiques officiels que la plupart de leurs œuvres pourtant démentaient pour quiconque avait des oreilles pour écouter et des yeux pour voir. Tout cela montre l’extrême résilience des pratiques artistiques.
Mais le totalitarisme, de même que les régimes islamistes radicaux, tel l’Afghanistan actuel, risquent de biaiser notre vision. Une vue historique et culturelle plus large montre en fait que la plupart du temps il y a une relative indépendance entre les types de pouvoir et l’importance des accomplissements artistiques. Si en Grèce le triomphe de l’art classique coïncida en gros avec l’époque de la démocratie athénienne, il n’en alla pas de même pour l’art archaïque (il suffit de penser à l’art mycénien ou minoen), ni plus tard pour l’art hellénistique, dont les accomplissements artistiques n’étaient pas moindres, alors que les régimes politiques étaient des royautés (à l’époque archaïque) ou des empires (à l’époque hellénistique).
La fresque du jeu du taureau, XVe siècle av. J.-C., Cnossos, Art minoen ; Phidias (attribué à)
« Tête d'Apollon », Copie romaine d'après un original grec de la période classique
Niké de Samothrace, entre 200 et 180 avant Jésus-Christ, art hellénistique
Le même constat vaut pour Rome : une grande partie des accomplissements artistiques les plus importants furent contemporains de l’Empire. Il en allait de même au moyen âge : les œuvres les plus remarquables étaient des commandes financées par l’Église. L’époque qui s’étend entre le début de la Renaissance et la fin du XVIIIe siècle, est en général considérée comme une des périodes les plus créatrices de toute l’histoire des arts ; pourtant les régimes politiques de cette époque – royautés ou empires, État papal, système oligarchique des États-cités régis par des clans familiaux népotiques ou par des condottière – furent tous de nature autocratique. Même la République des Provinces-Unies (Pays-Bas actuels) ne fut pas une démocratie en notre sens du terme, puisque les régents, qui concentraient l’exercice du pouvoir entre leurs mains, étaient tous issus des familles les plus riches. Pourtant on s’accorde pour saluer l’extrême liberté, l’originalité et la capacité d’invention des artistes de tous ces siècles.
La situation est cependant fort différente lorsqu’on s’intéresse aux arts sous l’angle de leur rôle dans la vie sociale des sociétés passées. Nous le faisons rarement parce que nous avons un libre accès à tous les chefs-d’œuvre des époques passées et avons donc tendance à ne pas nous poser la question de savoir qui pouvait les apprécier à l’époque où ils furent créées. Or, la réponse ne fait pas de doute : pratiquement toutes les œuvres créées dans des contextes historiques ou culturels de sociétés fortement hiérarchisées ne circulaient à l’époque de leur création qu’à l’intérieur des couches sociales dirigeantes. Elles étaient inaccessibles à la majorité de la population. C’était le cas non seulement de la peinture, mais aussi de la musique (savante), de la poésie et plus généralement des arts littéraires. Certes, il y eut des exceptions. L’art des cathédrales et des églises fut de tout temps un art public, accessible à l’ensemble des croyants. Il en allait de même de certaines sculptures ayant pour vocation de célébrer les régnants. Mais le but alors n’était pas tant que l’œuvre plaise aux récepteurs mais plutôt que la puissance de la personne représentée les impressionne.
Certes, « les gens du commun » avaient leurs propres arts, que plus tard on allait appeler « arts populaires ». Mais, qu’il s’agisse du théâtre de foire, des contes oraux, de la poésie chantée, des danses, etc., aucune de ces formes artistiques « populaires » n’avait de légitimité sociale. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle que les arts populaires commencèrent à être reconnus comme possédant une valeur aussi authentique que les arts liés jusque-là aux couches dominantes de la communauté. Or, c’est précisément à cette époque aussi qu’on voit les premières tentatives d’instauration de pouvoirs démocratiques, notamment aux Etats-Unis et en France. Et c’est aussi à cette même époque que l’accès aux arts savants commence à s’élargir du point de vue des couches sociales visées, notamment grâce à l’ouverture des premiers musées publics (le Musée du Louvre est fondé en 1793 dans la foulée de la révolution française, bien que sa création ait été envisagée dès la décennie précédente par le comte d’Angiviller directeur général des Bâtiments du Roi). Il y a donc bien une relation causale entre l’élargissement de l’accès aux arts et la naissance du régime politique démocratique.
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