Art public 2/2

26 juil. 2023
Art public 2/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

De l’art public en démocratie

Ainsi, si un désaccord esthétique ne présume pas de l’avenir d’une œuvre publique, lorsqu’elle rend plus difficile la vie pratique des gens les réactions négatives risquent de l’emporter à la longue, parce que contrairement aux critères esthétiques, les critères de ce qui facilite la vie quotidienne et ce qui la complique sont remarquablement résilients au fil du temps, et risquent donc de toujours finir par l’emporter. A bon entendeur salut !

Dans les sociétés à pouvoir politique démocratique, contrairement aux sociétés totalitaires, art officiel et art public sont deux choses différentes. Une œuvre relève de l’art officiel si elle a été commandée par une entité publique pour répondre à une fonction qui est considérée comme exprimant un l’intérêt public. Le but même de l’œuvre, son « programme » est dans ces cas fixé par l’autorité publique.  Il s’agit souvent d’œuvres commémorant des événements liés à la mémoire collective de la collectivité, tels le Mémorial aux juifs assassinés d’Europe (2003-2004) de Peter Eisenman à Berlin (à l’origine du mémorial il y eut une initiative citoyenne), ou encore le Vietnam Veterans Memorial (1982) de Maya Lin à Washington.

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Peter Eisenman : Mémorial aux juifs assassinés d’Europe (2003-2004, Berlin)

Il faut distinguer aussi entre art subventionné et art public. La subvention de la création artistique, qui peut prendre des formes très différentes (subventions, résidences, prix, etc.) n’est pas destinée à créer des œuvres publiques, mais à soutenir le dynamisme de la création artistique. Bien sûr, l’art public (donc exposé dans l’espace public) est aussi de l’art subventionné. Cependant pour être de l’art public il doit aussi être accessible dans un lieu public. 

Peut-il y avoir de l’art public financé par un mécénat privé ?  Bien entendu rien ne s’y oppose. Simplement, du point de vue politique une telle situation est différente de celle dans laquelle le mécène est une entité publique. C’est la raison pour laquelle je la laisserai de côté ici.

   L’art public au sens circonscrit ci-dessus possède deux caractéristiques spécifiques.

En premier lieu, contrairement à l’art officiel, il ne répond pas à un programme supposé exprimer une demande de mémoire collective : l’œuvre ou les œuvres ne possèdent pas de fonction extra-artistique.  Le but est d’exposer de l’art parce que c’est de l’art. Certes, le présupposé sous-jacent de la part des pouvoirs publics est en général que l’art comme art a des effets positifs sur celles et ceux qui y sont exposés, et que donc une œuvre exposée dans un lieu public contribue à améliorer la qualité vécue de cet espace. Mais cette idée implique précisément que si l’installation d’œuvres d’art dans un lieu public est justifiée parce qu’elles sont de l’art.

Mais cela signifie que c’est sa qualité esthétique qui est censé justifier qu’une œuvre se trouve dans l’espace public. Cela pose un problème pour leur réception, car contrairement aux œuvres d’art exposées dans des lieux aménagées spécialement pour leur réception, une œuvre d’art placée dans l’espace public est dans un espace qui n’a pas été conçu pour l’accueillir, et qui remplit des fonctions pratiques diverses. Cela a plusieurs conséquences.

La première concerne l’agentivité de l’œuvre. Une œuvre exposée dans un lieu public est toujours en concurrence avec de multiples autres attracteurs d’attention et donc échoue parfois à fixer l’attention.  Et lorsqu’à l’inverse elle domine tous les autres attracteurs, elle risque de se voir investie d’une fonction de géolocalisation, fonction qui dans l’espace urbain est très importante. Ainsi, qui à Paris regarde encore la statue de Danton élevée en 1892 Boulevard Saint Germain et qui se trouve près de la sortie principale actuelle de la station de métro Odéon ? Plus personne à vrai dire, pour la simple raison qu’elle est devenue le repère de géolocalisation standard de tous ceux qui se donnent rendez-vous à la sortie du de la station de métro.  La fonction utilitaire de géolocalisation n'est cependant qu’un cas particulier de l’obstacle le plus puissant à la force d’agentivité esthétique de l’art public : l’effet d’habituation perceptive. Il est très difficile d’accorder notre attention esthétique à des objets que nous rencontrons quotidiennement lors de nos déplacements : souvent nous ne les voyons même plus.

            La deuxième concerne la justification du choix de l’œuvre exposée. En démocratie l’art public est confronté à une contrainte politique précise : une œuvre publique doit avoir l’assentiment d’une proportion non négligeable des citoyens, ou du moins des citoyens directement concernés. La raison en est que l’argent utilisé pour financer l’achat ou la commande d’une œuvre publique est de l’argent public, c’est-à-dire financé par les impôts et faisant donc partie des dépenses que l’État doit justifier en montrant qu’elles sont dans l’intérêt des citoyens. Cependant si on met à part certaines démarches participatives, dans la plupart des cas les œuvres retenues ne sont pas choisies par celles et ceux qui devront vivre avec elles. Or, comme la décision est d’ordre esthétique, on ne peut jamais être sûr que les critères du comité de sélection coïncident avec ceux des personnes le plus directement concernées, sans parler de l’opinion publique en général.

Bien entendu il existe de nombreux cas d’œuvres d’art publiques qui rencontrent l’adhésion spontanée des populations concernées. Mais il arrive aussi qu’un tel consensus n’existe pas ce qui donne alors lieu à des conflits plus ou moins forts. Je me limiterai à deux exemples.

            Le premier est celui de l’œuvre de Daniel Buren, Les deux plateaux, installée au Palais Royal. Lors de son installation en 1986, elle fit l’objet de critiques très violentes. Il y eut des campagnes de protestation, des pétitions exigeant la désinstallation de l’œuvre au motif qu’elle détruisait l’intégrité architecturale du Palais Royal ou simplement au motif qu’elle n’avait aucune valeur artistique, etc. A en croire la violence du rejet, on aurait pu croire que le choix de cette œuvre avait été une erreur, voire un échec.  Pourtant après quelques années les polémiques retombèrent et l’œuvre commença à être investie par les gamins du quartier, puis par les Parisiens adultes et enfin par les touristes. En tout cas Les deux plateaux a fini par devenir une des raisons pour lesquelles le public aime le Palais Royal. Est-ce l’œuvre qui a fini par apprivoiser le public ou est-ce le public qui a fini par s’approprier l’œuvre en découvrant peu à peu ses multiples « usages possibles » ? Sans doute les deux à la fois. En tout cas ce cas - comme d’autres - montre qu’un jugement esthétique initial négatif ne préjuge que rarement de l’avenir.

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Daniel Buren, Les deux plateaux (1986)
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Richard Serra, Tilted Arc (1981)     

Le deuxième exemple est celui de Tilted Arc de Richard Serra installé en 1981 au Foley Federal Plaza à Manhattan (New-York). Il s’agissait d’une sculpture minimaliste de très grandes dimensions : une plaque en métal de 37 m de long et de 3,7 m de haut.  Son installation donna lieu à des réactions très violentes. Cependant l’essentiel des protestations n’étaient pas esthétiques mais concernaient l’emplacement de la sculpture. En effet, du fait de sa taille, Tilted Arc forçait les personnes qui se rendaient au Federal Plaza, qui héberge de nombreuses agences fédérales américaines et est donc fréquenté par de nombreux employés et usagers, à le contourner, donc à faire un détour. La polémique portait donc non pas tant sur des questions esthétiques que sur l’importance relative qu’il convenait d’accorder à la présence de l’art dans un lieu public et à l’optimisation pratique de l’espace en question.  Il n’est donc pas étonnant qu’au lieu de diminuer avec le temps ces critiques ne firent que devenir de plus en plus fortes. Bref, en 1989 Tilted Arc fut démonté.

            Ainsi, si un désaccord esthétique ne présume pas de l’avenir d’une œuvre publique, lorsqu’elle rend plus difficile la vie pratique des gens les réactions négatives risquent de l’emporter à la longue, parce que contrairement aux critères esthétiques, les critères de ce qui facilite la vie quotidienne et ce qui la complique sont remarquablement résilients au fil du temps, et risquent donc de toujours finir par l’emporter. A bon entendeur salut !

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