Art et loisir(s)

24 mai. 2023
Art et loisir(s)

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Est-ce que les arts relèvent de la sphère des activités de loisir ? Posée sous cette forme générale, la question ne peut que donner lieu à de multiples malentendus. Certes, lorsqu’on interprète le terme de « loisir » dans la cadre sociologique d’une distinction entre temps de travail et temps libre, il n’y a pas de doute que le temps consacré par les amateurs d’art aux produits des arts relève (sauf pour les critiques d’art) du « temps de loisir ». On pourrait objecter que le fait que c’est pendant notre temps libre que nous nous intéressons à l’art ne signifie pas que l’art fait partie des loisirs, ou de la « culture des loisirs », c’est-à-dire des délassements tels le sport, les jeux etc. A cela on pourrait répondre que durant l’antiquité grecque et romaine, l’intérêt pour la poésie relevait de la σχολή ou de l’otium - équivalents grec et latin de notre terme « loisir » .

Mais qu’en est-il de la création d’une œuvre d’art ? Personne n’oserait soutenir que cette activité relève de la sphère du loisir. Pour l’artiste faire de l’art est une vocation : c’est l’activité qui définit son être même. Certes, mais la création d’une œuvre d’art relève-t-elle pour autant d’un travail au sens courant du terme, c’est-à-dire d’un ensemble d’actes standardisés pouvant être exécutés par différents agents en aboutissant au même résultat ? Toute œuvre d’art n’est-elle pas par définition singulière, non répétable ? D’ailleurs à la Renaissance, les peintres et les sculpteurs dont les activités avaient été jusque-là considérées comme relevant de la même catégorie que le travail d’un maçon par exemple n’ont-ils pas lutté pour que leurs activité créatrice soit considérée comme relevant de l’otium, au même titre que la musique, l’architecture ou la poésie ?

Les apparentes contradictions entre ces réponses disparaissent une fois qu’on a pris conscience du fait que notre terme actuel de « loisir », se réfère selon les usages à deux notions opposées. Notre attitude ambivalente à l’égard du terme de « loisir(s) », et aussi notre réticence à l’associer aux arts, viennent du fait que dans beaucoup de contextes il est utilisé de façon interchangeable avec le terme de « divertissement », le premier transmettant une partie de sa connotation positive au second (par exemple dans : « C’est une comédie divertissante »), et celui-ci transmettant une partie de sa connotation négative au premier ( par exemple dans : « La société des loisirs est un danger pour la culture »). Les deux pôles notionnels en question étant mutuellement exclusifs, la relation complexe entre les arts et les activités utilitaires ne peut être comprise que si on les sépare clairement. C’est ce que je tenterai de faire dans ce qui suit.

Dans le présent article je m’intéresserai uniquement au pôle du loisir « noble », donc de la σχολή greque et de l’otium latin. Je consacrerai un article à part au deuxième pôle, celui du divertissement.

Si on place notre conception actuelle des arts, et notamment le rapport conflictuel entre les arts et le monde de la production et consommation matérielles, dans la longue durée de l’évolution historique, on découvre une étonnante continuité entre la situation des arts dans la société contemporaine et les problématiques classiques de la σχολή et de l’otium.

A Athènes, le terme de « σχολή » était utilisé pour qualifier les activités libres convenant au citoyen - l’intérêt pour la chose publique, l’étude de la sagesse, mais aussi pour la musique et la poésie. Ces activités libres s’opposaient aux travaux manuels relevant de l’ Ἀνάγκη, de la nécessité, qui donc n’étaient pas l’expression d’un libre choix, mais étaient contraints physiquement par la nécessité de survivre ou imposés par la loi, tels ceux accomplis par les esclaves.

Un premier moment important dans la mise en place d’une conception dans laquelle l’art est situé du côté d’une forme de loisir et opposé aux activités instrumentales, se trouve dans la conception romaine de l’otium, qui opère non plus dans le cadre d’une opposition entre l’homme libre et l’homme non libre, mais s’oppose à un autre type d’activité de l’homme libre, à savoir le negotium (nec+ otium), le « négoce », donc le temps non libre des affaires commerciales, entrepreneuriales, politiques etc. Sénèque oppose ainsi les otiosi aux occupati, aux « affairés », opposition résumée par J. Brunschwig (dans sa préface à « De la brièveté de la vie » de Sénèque) comme suit : « Les occupati croient qu’ils ont à faire, tandis que les sages savent qu’ils ont à être » (Les Stoïciens, Gallimard/Pléiade, 1990, p. 694).) L’opposition entre le faire et l’être est cruciale : l’otium relève du « souci de soi » conçu comme mode de vie authentique opposé non seulement au travail des esclaves mais tout autant à l’aliénation des affairés. Et si les arts, ou certains arts, relèvent de l’otium c’est pour autant qu’ils mettent en œuvre ce même souci de l’être plutôt que de l’avoir. Sénèque manifestement, ne pensait pas que l’intérêt pour les arts, contrairement à celui pour la philosophie, relevait de l’otium : il n’avait que méprise pour les fabulateurs, c’est-à-dire les poètes. Mais il s’agissait d’une position minoritaire : les poètes classiques latins se sont réclamés tous de l’idéal de l’otium, donc d’une activité libre exercée pour sa propre fin, opposée aux activités instrumentales.

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La philosophie comme otium. L’École de Platon, mosaïque romaine, Pompéi (1er siècle avant J.-C.)

Un autre moment important auquel j’ai déjà fait référence est le passage, à la Renaissance, de la peinture et de la sculpture des arts mécaniques dans les arts libéraux, donc dans le domaine des activités relevant de l’otium et non pas du métier. L’art pictural et l’art du sculpteur étaient désormais des arts libres au même titre que la poésie, la musique ou l’architecture, car ce qui était décisif désormais ce n’était plus l’exécution matérielle mais le designo, c’est-à-dire le dessein, l’idée présidant à la réalisation matérielle de l’oeuvre.

Le paradoxe était qu’au même moment se développèrent les prémisses de l’entrée des arts dans une économie de marché, donc dans une forme de négoce. Durant l’époque médiévale, les arts libéraux ne relevaient pas du travail rémunéré (les poètes et musiciens par exemple étaient payés soit en nature, soit par des pensions, des prébendes etc.), alors que les peintres et sculpteurs, appartenant aux arts mécaniques, étaient payés à la tâche. Or, à partir de la Renaissance tous les arts commencèrent, selon des rythmes différents, à évoluer vers une économie de marché, donc vers une forme de « négoce ». La tension entre le statut social revendiqué, celui de l’otium, et les conditions réelles des activités artistiques qui les transformaient en des marchandises, continue à traverser les arts jusqu’à aujourd’hui.

Le troisième moment important fut la légitimation philosophique de l’activité de délectation esthétique comme otium et la définition de la création artistique comme activité absolument libre et autocentrée, deux transformations qui eurent lieu entre la fin du dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle. La première, liée au nom de Kant, fut la naissance de l’esthétique : dirigée contre le classicisme fondé sur une opposition entre experts et amateurs du commun, les premiers ayant pour fonction de guider les seconds, l’esthétique déclarait que la contemplation des arts relevait d’un libre exercice de la subjectivité. La seconde, opérée par le romantisme, faisait de l’art une activité proprement philosophique, donc l’identifiait à ce qui avait été l’activité paradigmatique de l’otium antique. La création artistique s’opposait désormais à l’affairement du monde du négoce et du travail industriel. Face à l’aliénation des occupations utilitaires, elle constituait l’unique activité authentiquement libre.

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