Art et intelligence artificielle 2/2

14 déc. 2022
Art et intelligence artificielle 2/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La question de l’art

Avant de tenter de voir un peu plus clair les conséquences que peut avoir le développement des générateurs d’images I.A. dans le champ des arts visuels, il peut être utile de situer la spécificité de la génération d’images I.A. dans le champ plus vaste arts (visuels) numériques.

L’expression « art numérique » désigne tout art qui crée des œuvres ayant recours, partiellement ou totalement, à des ressources numériques. Peut donc être qualifiée comme relevant de l’art numérique toute œuvre dans laquelle l’artiste utilise, en partie ou totalement, des capteurs ou des sorties, des moyens de stockage, des interfaces ou des algorithmes numériques plutôt qu’analogiques. Les premiers pas de l’art numérique en ce sens très général remontent aux années soixante et soixante-dix du XXe siècle. Ses pionniers les plus connus ont été Frieder Nake, Kenneth C. Knowlton et Leon Harmon ainsi qu’Alan Kaprow.

De cette définition très générale de l’art numérique il faut distinguer ce qu’on appelle couramment l’ « art génératif » , expression qui désigne tout art dans lequel le processus d’exécution de l’œuvre est réglé par un algorithme c’est-à-dire par la prescription d'une suite finie d'étapes qui permet d'obtenir un résultat stabilisé à partir d'éléments fournis en entrée. L’efficacité des programmes (ou logiciels) de génération d’images dépend directement de la puissance des algorithmes qu’ils implémentent. Les algorithmes utilisés dans l’art génératif sont soit des algorithmes déterministes (qui associent un même résultat unique à toutes leurs exécutions) soit des algorithmes comportant une étape aléatoire et dont chaque exécution produit donc un résultat non déterminable d’avance.

La différence entre l’art génératif et l’art I.A. se situe au niveau de leurs algorithmes. Contrairement aux algorithmes informatiques classiques, qu’ils soient déterministes ou à composante aléatoire, les réseaux de neurones artificiels qui implémentent des algorithmes I.A. sont capables d’auto-apprentissage. Le principe de base de l’auto-apprentissage est connu sous la dénomination de « réseau génératif antagoniste » (generative adversarial network, GAN). Un GAN combine deux algorithmes qui « jouent » l’un contre l’autre. Le premier, appelé le « générateur », produit des tracés, des formes et des couleurs ; le deuxième, appelé algorithme discriminant, trie (après avoir été préalablement entraîné sur un grand nombre d’images) les résultats du « générateur » en vertu de critères discriminants établis au fil du processus d’entraînement, réduisant du même coup le caractère aléatoire de l’image générée. Réitéré un nombre exponentiel de fois ce jeu antagoniste entre générateur d’images et algorithme discriminant s’arrête lorsque la boucle entre les deux s’est stabilisée.

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Images générées par un GAN (Art and Artificial Intelligence Laboratory, Rutgers University). Dans le cas présent l’algorithme discriminant avait été entraîné sur plus de 80.000 images pour lui permettre de distinguer entre des images que des sujets humains moyennement familiers avec l’art considèrent comme des oeuvres d’art et celles qu’ils considèrent comme n’en étant pas.

Avec ces quelques éléments en tête essayons de répondre aux questions indiquées au début de cet article.

Est-ce que les amateurs d’art sont capables de distinguer de manière fiable une image produite par un algorithme I.A. d’une image créée par un humain ? La réponse dépend d’abord du type d’image. Les identifications erronées les plus nombreuses concernent des images I.A. créées à partir de photographies, du moins lorsque l’image a une structure simple, notamment en termes de profondeur d’image. 

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(à gauche) Visage de chat généré par un programme I.A. ; (à droite) : Chat entier généré par I.A.. On constate que plus l’organisation spatiale en profondeur est complexe et plus l’algorithme I.A. « foire ». Dans le portrait de gauche il existe bien des éléments d’incohérence spatiale à l’arrière-plan mais ils sont en grande partie neutralisés par le flou d’arrière-plan. (Source : https://www.tidio.com/blog/ai-test/#quiz)

Dans le cas de portraits de visages humains le pourcentage de personnes qui se trompent est étrangement plus élevé que dans le cas d’images de visages d’animaux : de 30 % pour les animaux, il dépasse 50 % pour les portraits humains (le deep-fake a donc de l’avenir !)

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Portait généré par I.A.. Parmi le public généraliste, seulement 20, 5 %  des personnes ont identifié ce portrait « photographique » correctement comme un fake généré par I.A. Et même parmi les geeks d’I.A. plus de 46 % se sont trompés. Il y a cependant des indices d’image composite : les deux boucles d’oreilles sont différentes, les deux oreilles sont positionnées autrement, et le haut de la coiffure, qui rompt la raie de partage de la chevelure, vient manifestement d’une autre image que le reste de la chevelure. (Source : https://www.tidio.com/blog/ai-test/#quiz)

Lorsque la comparaison porte sur une paire d’images dont l’une est une peinture et l’autre une image générée par I.A. les confusions sont très répandues, y compris chez des amateurs chevronnés, du moins lorsque les deux images sont présentées sur un écran (ce qui neutralise la matérialité du support et des pigments de la peinture réelle).

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A est une peinture réelle, B une peinture générée par I.A. 
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Un paysage I.A.  C’est dans ce genre pictural que les images I.A. sont confondues le plus souvent avec des tableaux « réels ». (Source : https://www.tidio.com/blog/ai-test/#quiz).

Donc, il arrive déjà, et il arrivera sans doute de plus en plus souvent, que des personnes se trompent lorsqu’on les confronte à des peintures et à des images « picturales » générées par I.A. La confusion est ici cependant moins lourde de conséquences que dans le cas d’images photographiques où l’I.A. permet des manipulations redoutables en termes de vérité référentielle.

Est-il concevable qu’un jour la qualité artistique de dessins ou de peintures I.A. dépasse les qualités des tableaux peints par des artistes humains ? Il est difficile, sinon impossible, de donner une définition générale de la notion de qualité artistique, parce que les qualités des œuvres d’art sont toujours dues à des propriétés stylistiques fortement individualisées, voire singulières à un artiste donné. Or, du moins à ce jour, les créations picturales générées par I.A., même lorsqu’on utilise des tags qui réfèrent à des styles ou des artistes individuels, manquent singulièrement de cohérence stylistique d’une image à l’autre. Mais même si cela changeait un jour, il resterait un problème plus fondamental : une œuvre d’art n’est jamais réductible à ce qui en elle est directement perceptible. Et en particulier une œuvre picturale n’est jamais réductible à son contenu imagé et ses caractéristiques formelles : elle est toujours un « statement », une intervention dans un état donné de l’art, et en tant que telle elle a toujours une composante idéelle. Or, un tableau généré par un programme I.A. n’a aucune dimension idéelle propre : c’est simplement une image. Certes, cette image peut devenir une œuvre d’art, dès lors qu’elle est utilisée dans un projet artistique, par exemple dans un projet d’art conceptuel. Mais dans ce cas l’image sera une composante de l’œuvre de l’artiste qui s’est servi de l’I.A. comme outil artistique pour créer une œuvre qui est irréductible à son incarnation « objectale » imagée (au même titre que Fontaine de Duchamp est irréductible à l’urinoir dans lequel elle est incarnée matériellement).

Est-ce que les algorithmes artistiques I.A. risquent demain de remplacer les artistes humains ? La réflexion esquissée ci-dessus devrait nous incliner à donner une réponse plutôt négative à cette question. En revanche, il est probable que le développement de la génération d’image par I.A. aboutira à un changement du profil des artistes illustrateurs et d’une partie des artistes-designers, qui auront sans doute de plus en plus recours aux techniques I.A., de la même manière que l’invention de la photographie amena beaucoup de dessinateurs à se convertir au médium photographique

Enfin, qui est l’auteur d’une production artistique générée par un algorithme I.A. ? Actuellement la question est sans réponse, même si de facto dans les ventes aux enchères d’ « œuvres d’art I.A. » c’est l’auteur des prompts qui est considéré comme propriétaire des œuvres. Dans le cas des œuvres d’androïdes (Ai-Da ou Sophia) c’est le propriétaire du robot qui est considéré comme propriétaire des œuvres, ce qui montre en passant que l’octroi de la nationalité saoudienne à Sophia n’était qu’une opération de marketing. En réalité, le problème le plus complexe se situe au niveau des images utilisées par les GAN lors du processus de génération des images : moissonnées sur le web, elles mélangent des images libres de droits et des images à droits réservés. Pour le moment la question de savoir ce qu’il en est des droits de reproduction éventuels des images utilisées par le générateur d’images reste ouverte. C’est cette incertitude juridique qui a amené l’agence photographique Getty à refuser d’intégrer des images générées par I.A. dans sa bibliothèque.