Paul Lesch - Un Steichen à redécouvrir

25 avr. 2023
Paul Lesch - Un Steichen à redécouvrir

« The Family of Man », Château de Clervaux © CNA/Romain Girtgen, 2013
Article en Français
Auteur: Pablo Chimienti

Le photographe, peintre, éditeur, galeriste et curateur d’expositions Edward Steichen, né à Bivange au Luxembourg, est décédé, aux Etats-Unis où il passait la quasi-totalité de sa vie, le 27 mars 1973, autrement dit il y a un tout petit peu plus de 50 ans. C'est l’occasion de passer en revue avec Paul Lesch, actuel directeur du Centre National de l’Audiovisuel et futur commissaire aux collections Steichen, le patrimoine Steichen présent au Grand-Duché, The Family of Man en tête, et d’essayer de comprendre ce que Steichen a représenté et représente toujours, ici et ailleurs.

Edward Steichen, Self-Portrait with Camera, c.1917 © 2015 The Estate of Edward Steichen / Artists Rights Society (ARS), New York
Edward Steichen, Self-Portrait with Camera, c.1917 © 2015 The Estate of Edward Steichen / Artists Rights Society (ARS), New York 

Il y quelques jours c’était les 50 ans du décès d’Edward Steichen. Rien, pourtant n’est venu le rappeler. Comment expliquer qu’il n’y a pas eu de grandes commémorations pour le demi-siècle de la disparition d’un des Luxembourgeois les plus célèbres au monde ?

Paul Lesch : Il n’y a pas eu de grande célébration, c’est vrai, mais il y a eu beaucoup de choses en lien avec Edward Steichen ces derniers temps. La réponse du ministère à la question parlementaire à ce sujet est très fournie…

…oui, parce qu’en décembre dernier une question parlementaire du LSAP posait à peu près la même question au ministère de la Culture.

Tout à fait. Et la réponse montre bien le travail des différentes institutions luxembourgeoises qui sont responsables d’une partie du patrimoine Steichen au Luxembourg. Il y a le CNA, bien sûr, mais aussi le MNHA ­– qui est d’ailleurs en train de changer de nom – la Ville de Luxembourg, etc. Le MNHA présente en ce moment deux expositions autour de Steichen (Note du rédacteur : « Erwin Olaf & Hans Op de Beeck : Inspired by Steichen » et « Edward Steichen (1879-1973) – The Artist’s View » et vient de sortir, en décembre, un catalogue raisonné de sa collection Steichen qui va rester comme une référence. Le CNA de son côté propose diverses nouvelles initiatives : un nouveau dépliant pour les Steichen Collections, une plateforme pédagogique et un nouveau guide multimédia pour The Family of Man. Alors certes, tout cela n’est pas nécessairement lié à une commémoration, mais ça prouve l’intérêt constant qui est porté sur Steichen. Deux livres sont d’ailleurs sortis au cours des dernières années. On aurait pu retarder ces sorties et ces événement pour faire en sorte qu’ils concordent avec les 50 ans de la disparition de Steichen, mais ça aurait été perdre du temps.

Mais est-ce que tout ça n’est pas l’utilisation normale d’une collection patrimoniale ? Ça n’empêche pas de mettre en place un événement commémoratif pour Steichen. Même s’il a fait toute sa carrière aux Etats-Unis.

Personnellement, je ne suis pas un grand fan des dates et encore moins des commémorations en lien avec le décès de quelqu’un, mais bon, ce n’est pas pour ça qu’il n’y a pas eu de commémoration. Cela étant, le MNHA a fait cette année sur Steichen plus qu’il ne fait habituellement, on peut voir là une sorte de commémoration. À un moment il avait aussi été question de présenter The Bitter Years aux Rencontres de la photographie d’Arles, mais ça n’a pas pu se faire faute de temps. Là, on est en négociation pour une possible présentation là-bas en 2025 ou 2026.

Votre mission à la tête du CNA a été récemment prolongée de quatre mois, le temps de trouver un nouveau directeur, néanmoins, vous avez été nommé, fin de l’année dernière, Commissaire aux collections Steichen. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce commissariat ?

Je ne suis pas encore nommé, je n’ai pas encore de lettre de mission…

…d’accord, mais il y a eu une annonce officielle du ministère de la Culture…

…oui, c’est vrai. Mais pour le moment je dois me concentrer à 100% au CNA. Tout ce qui est en lien avec Steichen, je le fais à côté, même si les collections Steichen font partie des missions du CNA. L’idée derrière ce commissariat c’est d’avoir une sorte d’officier de liaison au ministère pour toutes les questions en lien avec Steichen, que ce soit un possible voyage d’une exposition à Arles, le futur du site de Clervaux, etc… Je ne vais pas remplacer Michel Polfer (NdR : directeur du MNHA) ni les autres spécialistes de Steichen qu’on a au Luxembourg, je vais, en revanche, essayer de coordonner les choses, mettre en relation, etc. Et puis, comme je viens aussi de l’histoire, de la recherche et des médias, il y a deux sujets qui m’intéressent tout particulièrement et que je voudrais développer. D’un côté, il y a la marque Steichen, de la même manière que j’ai travaillé sur la marque Hitchcock, voire ce qu’elle représente au Luxembourg, mais aussi à l’international, comment elle a évolué avec le temps, etc. D’un autre côté, il y a le film que Steichen a tourné (NdR : The Fighting Lady) et qui a fait de lui le premier Luxembourgeois à remporter un Oscar (NdR : Oscar du meilleur documentaire en 1945) ; un sujet qui a été assez peu développé pour lequel je peux faire intervenir mes compétences et mes expériences au niveau de la recherche sur le cinéma et tout particulièrement sur le cinéma de propagande. C’est un film de guerre ; il est donc en relation avec des expositions qu’il a fait après la guerre, mais aussi avec The Family of Man qui, en 1955, est une réaction pacifiste et humaniste à la Seconde guerre mondiale ; ce qui lui a d’ailleurs valu d’être aussi victime d’un certain bashing.

Collection Marcel Schroeder © Photothèque de la ville de Luxembourg Légende  : Edward Steichen dans la cour du Château de Clervaux, 1966
Collection Marcel Schroeder © Photothèque de la ville de Luxembourg : Edward Steichen dans la cour du Château de Clervaux, 1966 

Pourquoi a-t-il été « bashé » ?

On a reproché à Steichen, pour The Family of Man, de ne pas avoir contextualisé les photos, d’être trop naïf par rapport aux valeurs humanistes, etc. Mais il faut rappeler le contexte. L’exposition a été mise en place en pleine Guerre froide, avec un pourcentage élevé de femmes photographes – qui aujourd’hui serait probablement considéré comme insuffisant, mais à l’époque c’était nouveau –, avec des photographes issus de minorités, avec des photos de personnes de plein de cultures différentes. Aujourd’hui on ferait appel à des photographes des pays où les photos ont été prises, mais à l’époque ce n’était pas le cas. Donc, bien sûr, ça reste une vision occidentale du monde, mais ce n’est pas paternaliste ; bien au contraire, à l’époque tout cela était presque révolutionnaire. En plus des photos, une des grandes richesses de l’exposition c’est sa scénographie qui fait que chaque photo a un intérêt par elle-même mais aussi par sa juxtaposition avec d’autres photos. 

Il y a donc des critiques à faire à cette exposition, mais aussi des réponses à apporter à ces critiques. Il faut relire les articles américains de l’époque, Steichen était une star dans beaucoup de domaines et il a joué un rôle extrêmement important dans l’art moderne et la découverte d’artistes européens aux Etats-Unis. Il y a vraiment un Steichen à redécouvrir, et ce sera, en quelque sorte, le rôle principal du commissaire aux collections Steichen.

Steichen a fait toute sa carrière à l’étranger, principalement aux Etats-Unis. Quel a été, du coup, son apport à la culture luxembourgeoise ?

Steichen est né en 1879 et émigre effectivement aux Etats-Unis en 1881. On pourrait croire qu’il n’a donc pas grandi dans la culture luxembourgeoise, et pourtant sa mère, qui a joué un rôle très important dans sa vie, et qui est d’ailleurs représentée dans The Family of Man, lui a transmis une grande influence luxembourgeoise. D’où la fameuse phrase qu’il a dite à la Grande-Duchesse Charlotte dans les années 60, « Ech sinn e Lëtzebuerger Jonk ». Et c’est grâce à lui, à sa demande personnelle, que The Family of Man et The Bitter Years sont désormais dans le patrimoine luxembourgeois. Par ailleurs, Steichen a exposé à New York Romain Urhausen au début des années 50, pas nécessairement parce qu’il était Luxembourgeois, mais tout de même. Après, est-ce qu’il a influencé des photographes luxembourgeois ? Peut-être des amateurs, car à cette période la photographie, au Luxembourg, n’était pas encore considéré comme un art comme c’est le cas aujourd’hui. Mais The Family of Man a inspiré des artistes et des curateurs, ça c’est clair, aussi bien au Luxembourg qu’à l’étranger.

« The Family of Man », Château de Clervaux © CNA/Romain Girtgen, 2013
« The Family of Man », Château de Clervaux © CNA/Romain Girtgen, 2013 

The Family of Man est visible de manière permanente depuis 1994, au château de Clervaux. En revanche, après avoir passé huit années dans le château d’eau de Dudelange The Bitter Years n’est plus visible par le public depuis décembre 2020. Du coup quelles sont actuellement les possibilités de redécouvrir le travail Steichen?

The Family of Man est visible dix mois par an, de mars à décembre, du mercredi au dimanche, de midi à 18h. C’est le seule patrimoine luxembourgeois inscrit au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO. Le MNHA propose également de manière permanente une salle spécialement dédiée à Steichen avec une rotation de photo de leur collection – une collection, d’ailleurs, elle aussi extrêmement intéressante puisque donnée par Steichen même à l’État luxembourgeois ; c’est lui qui a fait le choix des photos ! Le MNHA conserve également la collection Steichen appartenant à la Ville de Luxembourg. Tout cela est précisé sur le site des Steichen collections. Par contre, c’est vrai, pour le moment on ne peut pas voir The Bitter Years. On a retiré l’exposition du château d’eau de Dudelange parce qu’elle était restée accrochée trop longtemps. Il fallait absolument analyser et restaurer la collection et voir les dégâts accumulés avec les années – même avant l’accrochage. En fait, les photos ne sont pas faites pour être exposées de manière permanente, et pourtant on le fait, en essayant de trouver les meilleures conditions possibles. Mais pour The Bitter Years, il fallait vraiment faire reposer les photos ; c’est ce qu’on est en train de faire. Et l’analyse dira aussi quelle sont les photos qui pourront voyager un jour vers Arles ou ailleurs.

« The Family of Man », Château de Clervaux © CNA/Romain Girtgen, 2013
« The Family of Man », Château de Clervaux © CNA/Romain Girtgen, 2013 

Et The Family of Man, elle n’a pas besoin de reposer ?

Pour le moment c’est une collection qui a moins souffert que The Bitter Years, mais c’est une question qu’il faudra probablement se poser au cours des prochaines années. Ce sera à Anke (NdR : Reitz, Responsable du Site de l’exposition The Family of Man) et à la personne qui me succèdera à la direction du CNA de se la poser. Il faudra aussi un jour réfléchir à des possibilités nouvelles : peut-on montrer partiellement des originaux et partiellement des reproductions ? est-ce qu’on utilise le numérique et comment ? etc.

Pour revenir à l’idée de commémoration, puisque rien de spécial n’a été fait pour les 50 ans du décès de Steichen, il y aura la possibilité de se rattraper dans six ans ; 2029, sera l’année des 150 ans de sa naissance…

Effectivement, un anniversaire de naissance, pour moi, c’est quelque chose de bien plus positif qu’un anniversaire de décès. Mais dans six ans, moi, je serai à la retraite. Il faudra voir ça avec quelqu’un d’autre.

https://steichencollections-cna.lu

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