Laura Mannelli x Sonia Killmann présentent Umweltraum((a)) au Festival Sonica

19 sep. 2024
Laura Mannelli x Sonia Killmann présentent Umweltraum((a)) au Festival Sonica

©Laura Mannelli & Sonia Killmann
Article en Français
Auteur: Sarah Braun

Architecte de formation, l’artiste luxembourgeoise Laura Mannelli a su développer une pratique à la croisée des arts plastiques et numériques. Son univers vient de croiser celui de la musicienne belge Sonia Killmann. De leur rencontre est né Umweltraum((a)), une œuvre qui s’inspire de la théorie de l'environnement pour décrire un monde composé d'impressions sensorielles qui se chevauchent. Umweltraum((a)) sera présenté pour la première fois au Festival Sonica à Glasgow et nous a donné l’occasion de rencontrer Laura Mannelli pour évoquer cette œuvre intrigante et passionnante. 

Comment te sens-tu à quelques jours du festival Sonica ?

Plutôt bien, même si les choses sont encore un peu dans tous les sens. Umweltraum((a)) a été réalisée dans un temps record, donc il y a encore quelques choses à peaufiner, une part d’inconnu même, mais nous sommes confiantes. J’aime beaucoup cette œuvre, même si elle est indubitablement l’une des plus noires qu’il m’ait été donné de créer. Je suis d’autant plus impatiente de la présenter au public, de la voir vivre.

Comment est née l’idée de cette œuvre ?

Elle n’aurait pas pu voir le jour sans le festival Sonica, dans la mesure où elle a été commissionnée par Cryptic. Quand j’ai rencontré Cathy Boyde, je n’avais pas d’œuvre clé en main à lui proposer. J’ai donc décidé de jouer le jeu et je lui ai demandé de trouver une artiste sonore avec laquelle j’aurais pu collaborer. L’idée de travailler avec des musiciens, des compositeurs me plaisait, et je trouvais cela encore plus intéressant de m’associer avec quelqu’un que je ne connaissais pas du tout. Elle m’a donc présenté Sonia Killmann. Nous avons construit cette œuvre en même temps que nous avons appris à connaitre, à la faveur de deux résidences. En cela, ce projet est déjà totalement singulier.

Justement, peux-tu me parler de ta rencontre avec Sonia Killmann ?

Forcément, cette rencontre était un peu particulière, puisque ni l’une ni l’autre n’avions choisi de travailler ensemble au départ. Mais Sonia et moi étions toutes les deux ouvertes à cette idée de mutualiser nos compétences et nos idées. Travailler avec quelqu'un que l'on n'a pas choisi peut être délicat, mais nous avons rapidement trouvé des terrains d'entente. Sonia est à la fois saxophoniste et spécialisée dans le field recording – comprenez l’enregistrement de sons environnementaux – ce qui correspondait parfaitement à ma volonté d'explorer la psycho-acoustique et l'environnement sonore. Le field recording est une pratique que j’affectionne particulièrement. Avant notre première résidence, qui se déroulait en Écosse, nous avons pris le temps de discuter pour mieux nous connaître, et cela a résolument facilité la mise en œuvre de ce projet. Car, finalement, nous n’avons eu que deux résidences pour le faire naître, c’est très peu : mais ce caractère d’urgence a permis de faire éclore quelque chose de très intéressant.

©Laura Mannelli & Sonia Killmann

Cette œuvre aborde notamment la notion de Umwelt. Peux-tu m’expliquer ce concept ?

Le concept d'Umwelt, développé par le biologiste Jakob von Uexküll, est fascinant. Il comporte deux notions essentielles qui m'intéressent particulièrement. En tant qu'architecte travaillant dans les mondes virtuels, notamment avec la réalité virtuelle et l'intelligence artificielle, je trouve ce concept très pertinent dans notre contexte actuel, où l'IA et les machines occupent – de plus en plus – une place centrale.

Uexküll a notamment révolutionné l’étude des animaux : avant lui, on considérait les animaux comme des objets ou des machines, des êtres programmés dont le comportement était entièrement mécanique, réduisant leur existence à des fonctions précises. Cependant, Uexküll a démontré que les animaux possèdent leur propre monde perceptif, un environnement qu'ils perçoivent et auquel ils réagissent. Cela signifie que chaque être vivant – qu’il soit humain ou non – possède une réalité perceptive distincte. Par exemple, un chien vit principalement dans un monde d’odeurs, tandis qu’un autre animal pourrait percevoir principalement avec ses yeux. En d’autres termes, chaque être vit dans une espèce de bulle perceptive. En cela, il demeurera toujours une partie du monde que nous ne percevons jamais, parce qu’elle échappe à notre propre bulle perceptive. Ainsi, ce qui est fascinant dans cette idée, c’est la multiplicité des perceptions. Autrefois, on percevait les animaux de manière mécanique, alors qu'aujourd'hui, avec l'avènement de l'IA, nous avons tendance à humaniser les machines. Ce paradoxe est vraiment intéressant.

Peux-tu tenter de nous donner un aperçu de ce qui attend les visiteurs du Sonica ?

En partant de cette idée, nous nous sommes plongées, avec Sonia, dans l’idée de recréer une nature artificielle à travers notre travail artistique. Nous avons voulu jouer sur la perception humaine en utilisant des concepts de psycho-acoustique, qui est l’étude de la manière dont les sons influencent notre perception. Par exemple, lorsque tu entends un bruit d’abeille, cela peut évoquer quelque chose d’entièrement différent dans ton esprit. Nous avons donc voulu manipuler cette ambiguïté dans notre œuvre, en créant un décalage entre ce que tu vois et ce que tu entends, créant ainsi une dissonance sensorielle.

©Laura Mannelli & Sonia Killmann

Dans cette installation, nous avons recréé un marais totalement artificiel, fait de matériaux synthétiques. Le concept repose sur des dispositifs simples, de type on-off, symbolisant la manière mécanique dont on a longtemps perçu les animaux. À travers cette nature artificielle, de petits mécanismes et créatures robotiques se déplacent aléatoirement, évoquant cette même idée. Tout cela est accompagné d'une composition sonore plastique, où le son ne suit pas une structure linéaire, mais évolue de manière organique et topologique. Par exemple, un robot aspirateur dans l’installation peut percuter un micro et générer un son inattendu. L’ensemble des sons est spatialisé et naturel, créant ainsi un contraste avec la nature synthétique que l’on voit.

L'œuvre joue sur l'opposition entre le visuel et le sonore, créant une expérience sensorielle déstabilisante et immersive.

Tu as une formation d'architecte. Comment en es-tu venue aux arts numériques ?

L'architecture radicale des années 60 est ce qui m'a poussée vers les arts numériques, dans la mesure où ces architectes étaient moins intéressés par la construction physique que par l'exploration d'idées. Je pense notamment à Hans Hollein, qui a proposé une pilule comme étant une architecture, ce qui pour moi préfigure l’idée d’un monde virtuel. Cela m'a donné envie de dépasser les limites de l'architecture classique et d'explorer des mondes alternatifs à travers les nouvelles technologies.

Quel est, selon toi, le rôle de l'art dans le contexte actuel, notamment avec les enjeux climatiques et technologiques ?

Je suis en plein questionnement. Avec tout ce qui se passe autour de moi, je me demande s’il ne serait pas nécessaire de prendre une position plus politique. Il me semble que d'après ce que j'observe, les gens sont de plus en plus perdus. Ils sont souvent en mode survie, sans le temps ni l’énergie de se reconnecter à eux-mêmes, pris dans un engrenage qui les déconnecte. C’est peut-être de notre responsabilité, en tant qu’artistes, de leur offrir des espaces où ils peuvent respirer, réfléchir différemment et envisager d’autres possibilités. Il existe autre chose, au-delà des systèmes rigides et des schémas répétitifs dans lesquels nous nous enfermons.
Si l’art disparaît, c’est comme si la respiration, la pensée, l’imaginaire et le désir s’éteignaient eux aussi ! En ce sens, l’absence d’art équivaut à une forme de mort. Cette idée me frappe particulièrement en ce moment. J’avais l’habitude de voir l’art comme un simple loisir, mais aujourd'hui, je pense qu'il est essentiel. Heureusement qu’il reste des artistes pour révéler d’autres possibles, pour servir de catalyseurs, un rôle crucial dans cette époque marquée par des émotions intenses et souvent difficiles à gérer.

Quant à savoir si le contexte actuel influence ma pratique artistique, je dirais que oui, complètement. Mon œuvre reflète sans doute l’état du monde d’aujourd'hui. Je ressens un tournant profond en moi, un besoin de m'engager davantage. Ce n’est peut-être pas un engagement explicite, mais il se manifeste dans ma manière de créer. Je me pose des questions sur la nécessité d’utiliser autant de technologie. Dois-je vraiment avoir besoin de quatre ordinateurs pour accomplir certaines tâches ? Est-il même nécessaire d’en utiliser un seul ? Je réfléchis à la façon dont je pourrais être plus responsable dans ma démarche artistique, tant pour des raisons climatiques que pour ma relation avec les outils technologiques.

Enfin, en tant qu’architecte, j’ai beaucoup exploré les réalités virtuelles et augmentées. Toutefois, je m’interroge de plus en plus sur la réelle plus-value de la technologie dans certaines œuvres. Souvent, je me demande ce qu’un dispositif technologique peut offrir de plus qu’un bon livre ou qu’un film classique. Cela me pousse à repenser ma pratique et à explorer de nouvelles directions.

Te sens-tu menacée par l'intelligence artificielle dans ta pratique artistique ?

Pas du tout, enfin ce que je veux dire, c'est que ça ne change pas grand-chose pour moi. Avant, je travaillais avec Photoshop, et maintenant, ça va juste un peu plus vite !

Pour ce qui est de la question des droits d'auteur, je me souviens d'une artiste qui m’avait dit un jour, quand je m'étais un peu contrarié parce que quelqu'un avait repris une de mes idées : « Si on t'a pris ton idée, c'est que tu es sur la bonne voie. » En fait, les idées ne nous appartiennent pas vraiment. Tout dépend de ce qu’on en fait. Depuis des siècles, que ce soit dans la musique, l'architecture, ou d’autres domaines, on s'inspire et on réinterprète les choses. Je ne prétends rien inventer, car selon moi, on n'invente jamais vraiment. Ce qu'on fait, c'est adapter les idées à nos époques et à notre histoire, on les remâche en quelque sorte. Alors, est-ce qu’on doit vraiment craindre l'intelligence artificielle ? Les images, les idées, tout est déjà tellement réutilisé. Ces intelligences artificielles, avant de pouvoir nous copier, ont besoin d'énormes bases de données. Donc, qui va vraiment être copié ? Je pense que c'est un faux débat.

Ce qui m'inquiète davantage, ce n'est pas l'intelligence artificielle en elle-même, mais plutôt des questions comme le climat. Quand on fait une recherche sur Chat GPT, on ne se rend pas forcément compte que cela impacte mille fois plus le climat que d’allumer la clim…

Où te vois-tu dans dix ans, tant sur le plan artistique que personnel ?

Dans dix ans, j'aimerais beaucoup transmettre mon savoir aux jeunes générations. J'ai été influencée par des enseignants qui ont marqué ma carrière, et j'aimerais à mon tour partager ce que j'ai appris. J'ai déjà donné quelques ateliers, notamment avec des réfugiés, et j'ai trouvé cela très enrichissant. J'espère continuer à créer de l'art, mais avec un accent sur la transmission et le partage.

 

Umweltraum((a)), Laura Mannelli x Sonia Killmann

Festival Sonica, du 19 au 29 septembre, CCA