KOMMUNIOUN - Jacques Molitor

17 avr. 2023
KOMMUNIOUN - Jacques Molitor

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Jacques Molitor a été formé à l’IAD de Louvain-la-Neuve, puis, un temps, à la University of Southern California de Los Angeles en participant à l’atelier « directing intensive », qui l’amènera à signer deux courts-métrages With the Dust et Bonobo ; le conduira à s’attarder sur le cinéma documentaire autour de son projet de série routwäissgro, produit par RTL, ou encore ses films SWEETHEART COME (2013), produit par Red Lion, et LISTEN – une initiative de STOP AIDS NOW Luxembourg et du Ministère de la Coopération – ; le fera travailler pour la RTBF sur la série Coyotes (2021) ; et enfin, le guidera à la réalisation de deux longs-métrages Mammejong (2014) et le récent Wolfkin sorti en 2022, objet de cet article. En guise d’entrée en matière, nous lui avons demandé de se définir en tant que cinéaste, sans qu’il puisse nous répondre franchement, « je suis seulement en train de me définir », explique-t-il. En fait, chaque projet qu’il aura tenu, constitue une des grandes étapes de son parcours, et une facette de sa personnalité de cinéaste, tant, à chaque étape, il aura appris quelque chose. L’IAD le sort du cocon luxembourgeois pour qu’il rencontre et se confronte à des gens, et aussi à « faire des erreurs, ce qui m’a fait grandir ». L’USC en Californie le force à mettre la main à la pâte et découvrir une façon de faire à l’américaine beaucoup plus pratique, débrouillarde et « guerrilla », là où il a commencé à être conscient de ce qu’est l’injustice sociale, « qui crie son nom à chaque coin de rue dans cette ville ». Ses courts-métrages lui permettent de s’affirmer, d’expérimenter, chercher son style, « et voir que des producteurs étaient prêts à me suivre ». Ses documentaires le forcent à s’ouvrir aux gens, à improviser et à cerner ses obsessions thématiques, « en faisant des documentaires, le thème s’est souvent cristallisé à fur et à mesure ». Son long-métrage MAMMEJONG ainsi que la série COYOTES sont des aventures plus longues, plus difficiles, où il travaille sur la durée, entouré de contraintes, « j’ai aussi appris comment le choix de certains collaborateurs peut avoir un impact très grand sur un projet ». Et enfin, WOLFKIN, représente le sentiment d’accomplissement, le fait d’avoir réussi à faire ce qu’il avait en tête, « j’ai l’impression d’avoir réussi à communiquer et visualiser quelque chose d’assez abstrait à des centaines de collaborateurs et ensuite aux spectateurs ». Ainsi, tout ce chemin parcouru semble avoir été tracé dans une logique implacable, comme si tout était écrit. Alors, en attendant la suite de son histoire personnelle, Molitor nous conte un bout de son cinéma, et surtout de son dernier film, bijou d’épouvante, savamment horrifique : Wolfkin (Kommunioun).

Wolfkin

À notre première rencontre en 2015, tu expliquais travailler à un cinéma dramatique pour des films qui « explorent les limites des relations humaines », influencé par le cinéma grindhouse – films de série B des années 60/70, dominés par le sexe, la violence, la bizarrerie, le tabou – que tu affectionnes particulièrement jusqu’à le mettre à l’honneur dans une programmation que tu organises à la Cinémathèque Luxembourg entre 2011 et 2014. Un mélange de lignes directrices qui ont façonné tes films de fiction à la fois horrifiques et engagés mais aussi ton travail de documentariste. Comment, par tes mots, décrirais-tu ton cinéma ?

Mon cinéma prend effectivement des formes très diverses, mais se concentre généralement autour de la thématique de l’identité – qui peut être sexuelle, nationale ou religieuse. Je dirais que les films, y compris, et surtout, les documentaires tournent toujours d’un personnage vu comme étant un peu monstrueux par la société qui cherche son chemin et l’acquiert par une forme de catharsis – souvent violente ou dramatique/tragique. Je devrai encore faire plus de films pour réellement savoir ce qu’est « mon cinéma ».

L’année dernière tu sors ton second long métrage de fiction : Wolfkin (Kommunioun), décrit comme « une fable horrifique au propos férocement politique ». À nouveau, après Mammejong, tu tournes un drame, et cette fois y injecte une dimension épouvante-horreur très franche. Quelle a été la genèse de ce projet cinématographique ?

L’envie de faire un film de genre, et d’assumer beaucoup plus franchement une réalisation plus « musclée » et dirigée, m’était venue dès la post-production de mon premier long, où je m’étais trop retenu à plein de niveaux, où je ressentais une frustration de ne pas avoir davantage exploité le versant onirique et violent. Comme la société Les Films Fauves s’était formée autour de cette époque (2014-2015), Govinda et Gilles m’ont approché pour faire un film d’horreur avec eux. J’avais déjà une idée sur une famille qui porte un secret maléfique autour de la violence, de la rage, les secrets de famille et la filiation, l’identité étant des thèmes qui m’obsèdent. On a donc continué de développer mon pitch initial, qui était encore assez différent, et moins complexe, que le scénario final...

Wolfkin

Elaine mère de Martin, observe un comportement anormal chez son jeune fils de 10 ans. Seule depuis la fuite du père de Martin, couplant avec peine sa vie professionnelle et l’éducation de son enfant, Elaine est à bout de souffle. Quand son fils mord jusqu’au sang l’un de ses camarades, elle l’emmène trouver refuge chez ses grands-parents paternels, espérant y trouver des réponses quant à son attitude étrange. Là, Elaine et Martin découvrent un secret familial bien gardé. Sans spoiler ce qui n’est pas visible dans la bande annonce, ou même compréhensible par le titre, dans Wolfkin tu revisites le mythe antique de la lycanthropie. Alors, si souvent au cinéma, la figure du loup garou est utilisée de façon métaphorique – par exemple au premier degré pour signifier l’animal qui sommeille en nous – pourquoi, parmi les créatures du bestiaire du film d’horreur, reprends-tu ici celle du loup garou ?

Pour être franc, l’histoire n’a pas commencé comme film de loup-garou. Et d’ailleurs elle porte assez peu les traits narratifs des films connus dans ce sous-genre (Wolfman, Le Loup-Garou de Londres, etc.). Je voulais d’abord raconter quelque chose sur la transmission génétique ou culturelle de la violence et de la bestialité... mais le loup-garou s’est imposé assez rapidement pour rester dans la métaphore et ne pas virer vers un film trop « dramatique » et lourd.

Figure du film d’horreur de série B, ou du cinéma bis, à l’image de la plupart des films qui le mettent à l’honneur, le loup garou revient un peu sur le devant de la scène cinématographique cette dernière décennie, avec des films d’auteurs tel que When Animals Dream (2014) de Jonas Alexander Arnby ou des ovnis tel que Teddy (2020) de Ludovic Boukherma, Zoran Boukherma, ou encore, ta propre mise en scène de celui-ci. Ainsi, avec Kommunioun, tu t’emploies à faire de cette créature entre l’humain et l’animal, une image moins pop, plus alternative en prenant pour incarnant un enfant – non sans rappeler Les bonnes manières (2018) des brésiliens Juliana Rojas et Marco Dutra –, et en le mettant en scène dans une atmosphère pesante, au rythme d’un récit presque initiatique, tout cela dans l’ombre de tes modèles que sont Cronenberg, Guillermo Del Toro ou encore Clive Barker. Peux-tu nous expliquer ton partie pris de mise en scène employé pour guider la narration de ton film ?

Le loup-garou revient aujourd’hui parce qu’il est une métaphore aussi bien du mâle toxique que de l’effondrement de la société, donc des sujets très actuels. Le film n’est effectivement pas du tout pop et prend une allure plus « timeless », hors du temps. Je m’étais d’ailleurs presque plus influencé par des mélodrames hollywoodiens des années 50 (Douglas Sirk, J Mankiewicz), ainsi que « Rosemary’s Baby », ou certains films Hammer de la période 60’s, début 70’s, où des femmes sont manipulés par une famille, ou un homme, et ne trouvent pas leur place dans la société, et en deviennent malades. Tout en osant parfois aller vers le grotesque, ou le côté « conte macabre » qui s’impose avec ce genre d’histoire sur un enfant monstrueux, j’ai voulu dérouter le spectateur en empruntant ce chemin moins attendu, stylistiquement parlant. Pour terminer, j’aime énormément le cinéma fantastique espagnol aussi, où les cinéastes n’ont pas peur d’employer la sentimentalité.

Sous ces traits horrifiques, flirtant avec le fantastique, tu injectes à ta fable un propos critique, parlant du Luxembourg qu’on entend comme réactionnaire et conservateur, non loin de celui qui veut « rester ce qu’il est », comme le dit l’adage transformé pour des valeurs extrémistes. Par le passé, dans ta série documentaire télévisée RTL routwäissgro, tu as réalisé l'un des épisodes les plus controversés, mettant en scène un portrait intime et critique du jeune homme politique de droite Joe Thein, désormais fondateur et président du parti politique luxembourgeois conservateur… Avec des allusions de partout, notamment dans la prière du clan, « cachons qui nous sommes et mangeons ce que nous voulons être », si proche de l’hymne luxembourgeois, ce film est-il une forme de réponse à des réflexions antérieures dans ton parcours de cinéaste et de fait un acte purement critique, voire engagé ?

Oui, totalement. Ce commentaire sur un certain Luxembourg réactionnaire, qui a peur de perdre sa langue et son identité nationale, demeure à l’arrière-plan, mais je voulais toutefois en parler. Cette thématique s’est vite imposée. D’ailleurs la langue luxembourgeoise est utilisée de façon subversive dans le film : l’apprentissage de la langue à l’enfant est une des premières méthodes, subtiles, de l’éloigner de sa mère et d’en faire un « enfant soldat ». Le luxembourgeois et les traditions de la famille viticole infiltrent sournoisement la vie d’Elaine et de son enfant un peu comme dans les films de « Body Snatchers », où les étrangers vont irrémédiablement faire partie de la « masse ». Je ne crois pas qu’on puisse aller aussi loin que d’appeler le film « engagé », mais le genre, surtout l’horreur et le thriller, mais aussi la comédie, sont des excellents véhicules pour raconter énormément de choses sur la société. Romero, par exemple, l’a fait plein de fois.

Avec – et grâce – un budget de quatre millions d’euros, le soutien du FilmFund et des Films Fauve, Kommunioun entre fièrement dans cette nouvelle ère du cinéma luxembourgeois, celle présente sur Netflix (Capitani) et jusqu’aux Oscars (The Red Suitcase). Après cette aventure cinématographique, j’ai lu que tu souhaites revenir rapidement au genre, et aller « plus loin ». En quoi l’industrie contemporaine du cinéma luxembourgeois permet-elle aujourd’hui cette émancipation cinématographique ?

Pour l’heure, je ne peux pas encore parler de mes projets futurs, comme les choses sont seulement en train de s’esquisser. En tout cas je reste dans le(s) genre(s). Il y a une mouvance dans le cinéma luxembourgeois de prendre plus de risque... même s’il suffit de regarder Hochzäitsnuecht, du regretté Pol Cruchten pour voir qu'à nos débuts, il y avait une énergie extraordinaire qu'on a mis du temps à retrouver. Le succès de films et séries qui ont flirté avec « le genre » comme Gutland et Capitani y ont certainement contribué. La « machine » de financement et de production demeure très lente, mais il y a maintenant non seulement d'autres moyens de faire des films – par exemple, la « Carte blanche » court-métrage » –, mais aussi une nouvelle génération beaucoup plus assumée de cinéastes qui s'inspirent par ce qui se fait à l'étranger et qui vont certainement changer la donne stylistiquement et narrativement – par exemple, Roxanne Peguet, Stephen Korytko, Kiyan Agadjani –. Il y a de quoi stimuler une industrie qui avait encore du mal parfois à oser des choses.

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