Joel Valabrega

09 fév. 2024
Joel Valabrega

Article en Français
Auteur: Sarah Braun

Du 20 avril au 24 novembre 2024, le Luxembourg sera à Venise pour la 60e édition de la Biennale d’Art contemporain. À cette occasion, nous sommes allés à la rencontre de Joel Valabrega, curatrice en charge de la performance et de l’image en mouvement au Mudam – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean à la ville, qui endosse pour l’occasion la fonction de curatrice de A Comparative Dialogue Act , l’innovant projet luxembourgeois signé Andrea Mancini & Every Island, qui mêle recherches sonores, approche collaborative et interactive et réflexions sociétales. Entretien.

 

Cette nouvelle biennale s’apprête à amorcer un tout nouveau virage pour l’art contemporain au Luxembourg ; un virage que vous allez notamment incarner, en tant que curatrice de A Comparative Dialogue Act. Que ressentez-vous ?

Je suis fière et honorée de porter ce projet à la Biennale de Venise. Depuis que je suis arrivée au Mudam, en 2020, je m’efforce de proposer une ouverture vers de nouvelles disciplines liées à la performance, notamment. Notre programmation est également davantage centrée sur des pratiques plus émergentes. La décision de proposer un pavillon résolument expérimental, pensé et développé par des artistes émergents, va de pair avec cette démarche.

Cela m’amène à évoquer la notion de performance, qui, j’ai l’impression, est devenue une discipline désormais incontournable, une sorte d’acmé dans l’exercice de l’art contemporain.

Je ne pense pas que la performance soit une nouvelle discipline. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’espace, la réflexion et le temps que les institutions lui consacrent à présent. Mon ressenti – et je pense que c’est une opinion partagée par quiconque travaille dans l’art contemporain – est que, ces dernières années, la performance a été utilisée pour remplir le vide, un peu comme un élément de distraction, de divertissement, afin de rendre les musées et les galeries plus vivants, entre deux temps forts. Mais, depuis quelque temps, on assiste à une sorte de prise de conscience quant à l’importance, la profondeur et l’immédiateté de la performance et ce qu’elle provoque.

Qu’entendez-vous par « immédiateté » ?

Je pense que l’art a une connotation très politique, cependant il ne modifie pas directement la façon dont la société fonctionne. En revanche, l’art peut permettre de s’arrêter un moment, afin de réfléchir à ce qui se déroule sous nos yeux. La performance a cela d’intéressant qu’elle provoque une réaction immédiate, car elle contraint les spectateurs – de même que les artistes – à accepter leur vulnérabilité face au présent. La performance vous enjoint à être dans ce moment d’immédiateté, à ne pas détourner le regard. Elle force à la confrontation, en un certain sens.

La performance occupe également davantage le devant de la scène artistique parce qu’à mon sens, sa portée et son rôle sont devenus évidents. Aussi, de plus en plus d’institutions lui accordent la place qu’elle mérite ; et cela fonctionne : on peut constater un intérêt plus vif pour la performance. Elle occupe beaucoup de place dans les dialogues. Cela va même plus loin, car, de l’espace muséal, elle s’est fait une place sous de nombreuses formes et dans des espaces très différents, comme les biennales, les foires d’art… La performance s’est imposée comme une composante du discours général, toujours plus intéressante, percutante, puissante.

Vous avez fait partie du jury qui a choisi le projet pour la Biennale de Venise. Qu’est-ce qui vous a séduit dans « A Comparative Dialogue Act » d’Andrea Mancini & Every Island ?

En offrant la possibilité de dialoguer avec une forme d’inconnu, ce projet se distinguait comme une proposition forte et concrète. La force du Luxembourg, à mon avis, est qu’il soit traversé par des flux migratoires, ce qui en fait un pays très cosmopolite. Les personnes qui s’y installent apportent un peu d’eux, de leur identité au Luxembourg ; puis ils repartent parfois aussi en emportant chez eux un peu d’ici. Cela en fait un pays dynamique, forcément ouvert sur le monde, et ce d’autant plus par sa petite taille, et sa position centrale, bordée de frontières. Aussi, cette notion de dialogue, d’échanges – vraiment prépondérante au Luxembourg – est quelque chose qui manque cruellement au monde dans lequel nous vivons. En particulier ces dernières années, avec la montée de l’extrême droite partout en Europe… Plus que jamais, il est fondamental d’ouvrir les esprits : le projet d’Andrea Mancini & Every Island repose sur cette notion.

J’ai également eu un coup de cœur pour la dynamique que la performance insuffle au projet. Résolument, nous avons besoin de sonder de nouvelles façons de montrer les choses et de provoquer la discussion.

Outre l’ouverture et les pratiques partagées, d’autres éléments ont également été déterminants dans mon choix, comme le fait que A Comparative Dialogue Act  s’inscrive dans un pavillon performatif : je vois cela comme une véritable chance d’éprouver différents formats d’expositions dans un contexte institutionnel, tel que la Biennale de Venise. Enfin, le fait que le projet soit porté par un collectif de très jeunes artistes a également influencé ma décision : c’était une excellente opportunité pour ces artistes d’une nouvelle génération.

L’un des fils rouges qui reliera les quatre artistes, nous l’avons évoqué, est la performance qui interviendra au terme de chacune de leurs résidences. Mais y a-t-il un autre point commun entre leurs travaux ?

Cette exposition a vocation à être expérimentale et cela se traduit non seulement dans son format, mais aussi dans les artistes qui la portent. Nous avons sélectionné quatre artistes avec des parcours très différents. Il y a tout d’abord l’artiste trans espagnole, également performeuse et musicienne Bella Báguena, qui aborde la question de l’identité de genres ; la Française Céline Jiang, dont l’approche est celle d’un cyberféminisme décolonial porté par une esthétique transculturelle ; la Suédoise Stina Fors qui travaille la chorégraphie, la performance, les percussions et la voix afin de plonger dans les profondeurs du « corps sonore », ou encore l’artiste transdisciplinaire turque Seline Davasse, qui réalise des performances fondées sur la recherche, réaffectant les techniques littéraires et performatives disparates afin de concevoir des passés et présents alternatifs et des avenirs spéculatifs. Le son étant le fil rouge entre toutes ces pratiques. Chacun aura sa façon très personnelle d’approcher le son, la question de la transmission et de la tradition orale : c’est ce qui, au bout du compte, les réunira au terme de ce vaste et dense projet.

N'en sélectionner que quatre était un choix conscient ?

La sélection s’est faite par contraste et par affinités. Nous nous sommes restreints à quatre artistes, mais nous aurions préféré qu’il y en ait mille : cela aura décuplé les possibles ! Alors, si nous avons dû nous « restreindre », en quelque sorte, à quatre artistes, nous espérons, surtout, que A Comparative Dialogue Act soit la première pierre d’un projet de plus grande envergure et qu’il ouvrira la voix et donnera envie à de nouveaux artistes à rejoindre ce projet, à vouloir créer et nourrir de nouveaux dialogues. A Comparative Dialogue Act est le début d’un processus enclenché sur du long terme, qui aura vocation à rassembler les artistes sur des thèmes qui sont très contemporains, en abordant les questions de cyberféminisme, de pure identité, ou en parlant de femmes qui sont en colère contre la société et ce qui leur est imposé. Pour revenir à votre question, je pense que, même si ce n’est pas un « fil rouge » parfaitement établi, il y a précisément un lien qui est la frustration engendrée par la société au sein de laquelle nous évoluons chaque jour.

Est-ce que le travail de l’un ou l’une des artistes vous touche plus particulièrement ?

Nous sommes très heureux des quatre artistes sélectionnés, car chacun d’entre eux va apporter un point de vue très différent pour le projet. Selin Davasse sera la première à entrer en résidence (les quatre artistes se succéderont dans le pavillon, durant les six mois de la biennale, ndlr.) et nous en réjouissons particulièrement, car elle aborde des thèmes très importants pour notre société, en utilisant l’humour et la métaphore animale. Son approche, somme toute assez ironique, me semble être une excellente porte d’entrée pour A Comparative Dialogue Act, car elle évoquera la tradition orale, à partir des modes de communication animaux. L’ironie et l’humour sont d’excellents outils pour combattre les situations dramatiques et une bonne entrée en matière pour la suite du projet. Cependant, je ne peux pas vous dire que je préfère le travail de l’une ou de l’autre. Chaque artiste apportera singulièrement et significativement sa pierre à cet édifice choral.

Est-ce innovant de construire toute une exposition autour du son ?

Le son, comme médium artistique, n’est absolument pas nouveau. Il est très souvent choisi par les artistes et est partie prenante de nombreuses expositions au Mudam, et plus largement de travaux artistiques importants des XIXe et XXe siècles. Mais il est vrai que c’est un médium relativement sous-représenté dans les institutions artistiques, la vision étant traditionnellement le sens privilégié, plutôt que l’ouïe.

Pouvez-vous nous donner un petit aperçu de ce qui attend les visiteurs au sein du pavillon luxembourgeois ?

Chacune des étapes de ce projet a été définie avec toutes ses parties prenantes, à savoir Andrea Mancini et le collectif Every Island, les équipes du Mudam, mais également le graphiste avec lequel nous avons collaboré : Lorenzo Mason Studio. De nombreuses sessions d’ateliers ont été organisées afin d’identifier autant que possible les aspects fondamentaux du projet.

Quant au mode de fonctionnement du pavillon, nous avons demandé en amont, aux quatre artistes, de composer une bibliothèque sonore ; comprenez, une série de samples qui, chacun, les caractérisent. C’est d’ailleurs sur cette matière sonore que les artistes travaillent actuellement. Une fois en résidence, l’artiste devra utiliser cette bibliothèque, flouter les sons et les retravailler pour se les approprier et créer une nouvelle pièce. Le pavillon sera toujours ouvert au public, de telle manière que ce dernier assistera en temps réel au processus créatif de chacun. C’est très important pour nous : nous nous attachons d’ailleurs davantage au processus créatif qu’au résultat final. Au sortir de l’exposition, les visiteurs auront véritablement la mesure de ce que signifie « créer un son ». Chaque artiste pourra délibérément utiliser n’importe quel morceau de la bibliothèque créée en amont, de telle sorte qu’une confusion se formera : qui fait quoi ? Qui est l’auteur de ce morceau ? Les lignes seront sciemment brouillées. Tour à tour, chaque artiste devra produire un nouveau son qu’elle présentera ensuite le week-end. Le programme du pavillon sera structuré tout au long des six mois autour de périodes de résidences et de création et de moments consacrés à la performance pure. Enfin, il y aura des temps « conversationnels », lorsqu’Andrea Mancini & Every Island orchestreront des dialogues entre les sons livrés par chacun des quatre artistes.

Enfin, au terme de la biennale, nous avons choisi, en plus de publier un catalogue, de presser un vinyle, afin de conserver une trace de tout le travail sonore qui aura résulté de la Biennale de Venise.