31 mai. 2023Jérôme Quiqueret
Esch-sur-Alzette, 14 septembre 1910. Comme tous les matins, Giacomo Fossati se rend chez les Kayser-Paulus pour récupérer les clés du hangar qu’il leur loue. Mais personne ne répond. Il se décide à entrer dans la maison : il les découvre dans leur chambre, lui la gorge tranchée, étendu au sol, elle étendue sur le lit auquel on a tenté de mettre le feu. Un crime qui laisse la ville entière complètement sidérée. Il faudra près d’une décennie pour trouver l’auteur de ce double meurtre.
À partir de ce fait divers, Jérôme Quiqueret, journaliste et historien, a écrit Tout devait disparaître, un livre époustouflant, dans la plus pure tradition de la littérature du réel et pour lequel il vient de recevoir le Prix Servais. L’occasion était trop belle pour ne pas le rencontrer.
Vous venez de recevoir le prestigieux Prix Servais, comment vous sentez-vous ?
Je suis honoré, mais aussi satisfait de voir mon livre consacré après le long chemin qu’il a parcouru, accompagné d’un enthousiasme grandissant. J’y vois également un encouragement, en quelque sorte, à poursuivre dans le sillon tracé.
Comment expliquez-vous, justement, l’engouement pour votre premier livre ?
Je pense que cela tient d’une part à la nature hybride de mon livre, à la croisée entre le genre policier et le roman historique ; et d’autre part au type d’écriture. J’ai fait le choix d’un style simple et précis, mais plutôt rythmé : les gens ont envie de tourner les pages pour savoir ce qu’il se passe ensuite ! Enfin, l’histoire en elle-même a largement conquis le public, et surtout ce qu’elle dit d’une époque et d’une ville – Esch-sur-Alzette – à l’heure de l’industrialisation. C’est un sujet qui intéresse beaucoup de monde et que l’on connaît finalement assez mal. A fortiori les vies ordinaires que j’évoque dans ce livre.
Dans la préface, Philippe Artières parle d’une obsession pour le sujet de votre livre : êtes-vous d’accord avec ce terme ?
Oui dans la mesure où, dès lors que j’ai découvert cette histoire, j’ai eu envie d’en savoir plus, au point de laisser tomber tous les projets que j’avais par ailleurs pour m’y consacrer. J’ai véritablement été aspiré par ces personnes que j’ai « rencontrées », d’une certaine manière. C’est alors devenu une obsession de mieux les connaître et de les restituer, le plus fidèlement possible, mais aussi de la manière la plus astucieuse possible. Avec dans l’espoir de le partager ensuite. Que ça devienne collectif.
Vous êtes tombé sur ce fait divers – le meurtre du couple Kayser-Paulus le 14 septembre 1910 – par hasard lors de recherches pour un article. À quel moment vous êtes-vous dit : je tiens un truc, une histoire qui se prêterait bien à un roman ?
Assez rapidement. J’ai eu vent de cette histoire en janvier 2012, et, dès mars, je sais que je tiens une bonne histoire. À la fois parce que je découvre l’auteur du meurtre, mais également parce que je retrouve aux archives le dossier judiciaire, qui est très épais. Quand j’ai commencé à tirer sur les fils de cette histoire, je me suis rendu compte que beaucoup d’éléments convergeaient avec mes propres centres d’intérêt. J’étais sans cesse confirmé dans la pertinence de ce sujet, tant pour moi que pour un éventuel public.
Votre récit est ultra documenté, à tel point qu’on visualise tout parfaitement, sans avoir besoin de recourir à notre imagination. Pourquoi avoir voulu être si exhaustif ?
L’idée était vraiment d’immerger le lecteur dans cette époque, pour qu’il puisse la comprendre, même si, finalement, il y a de nombreux aspects que je n’aborde pas, comme la vie dans les bars, les musiques qu’on y chantait, etc. Il reste toujours des espaces de vagabondage pour l’esprit.
En revanche, là où je laisse une part d’imagination, à mon avis, c’est dans la manière de comprendre l’époque. Je ne donne pas un métarécit, quelque chose de surplombant qui dit exactement ce qu’il faut penser de cette histoire. Pour moi, c’est vraiment un récit qui parle d’idéologie, et de quelle manière cette idéologie empêche véritablement de saisir toute la complexité d’un monde. Et moi, justement, je renonce à cette idéologie, à ce pouvoir de l’auteur de dire ce qu’il faut penser de tout ça. Bien évidemment, les questions que je pose, elles, sont totalement subjectives.
Pourquoi cette histoire a-t-elle fait tant de bruit à l’époque ?
Pour le Luxembourg, une telle affaire, c’est-à-dire un double meurtre, ce n’est pas si courant, c’est à peine s’il en était commis un par an. Ensuite, c’est surtout un crime qui s’inscrit dans une séquence politique et idéologique particulière : depuis un an, Esch-sur-Alzette est la première commune socialiste du pays. De fait, elle a pris des mesures radicales pour contrer l’influence du clergé, pour régler ses comptes avec lui, mais aussi avec les capitaines d’industrie ou la police locale. Le terrain eschois devient le lieu d’une lutte idéologique, sur lequel est justement commis ce crime. C’est alors un moyen pour le clan opposé – le clan catholique – de montrer aux citoyens et, plus largement, aux habitants du pays, quelles peuvent être les conséquences du socialisme. En effet, cela fait déjà une dizaine d’années que la presse catholique associe mouvement social et criminalité, afin, justement, d’enrayer la progression du socialisme. Leur but est donc de démontrer que ce crime est le pur produit du socialisme. Que l’abandon de la foi et de la religion engendre le crime.
Tout devait disparaître se veut donc également une critique de la presse de l’époque, qui joue le jeu de la xénophobie pour servir ses propres intérêts…
Je suis également un enfant de la critique de la presse, et plus précisément de la sociologie de Pierre Bourdieu qui soulignait combien le fait divers peut être utilisé pour faire diversion. Dans ce livre, je parle aussi de la position de la presse ; je me rappelle, notamment, comment en France, en 2002, un fait divers a permis au Front national de passer au second tour des élections présidentielles*, grâce au traitement médiatique qui en avait été fait. C’est donc mon point d’entrée dans cette histoire-là ; en tant que journaliste, je suis forcément sensibilisé à ces questions ; à comment on instrumentalise un fait divers, au risque de diviser et de produire des dissensions dans un quartier qui n’en avait pas besoin.
Et donc forcément, la xénophobie, l’idéologie, le fait de repousser celui qu’on ne connaît pas, mais surtout de lui attribuer ses propres défaites, comme l’a fait le clan catholique, est un point très important de ce récit.
Tout doit disparaître aborde certaines questions féministes, comme celle du harcèlement sexuel. Pourquoi était-il important d’attirer l’attention du lecteur sur ce point ?
Parce que c’est un sujet qui me tient à cœur. En tant que journaliste, je m’intéresse à la question de la domination masculine, à la position des femmes dans notre monde. J’estime qu’il faudrait laisser beaucoup plus de place aux femmes, à tous les niveaux de la société. Et donc, pour ce livre, je traite des faits, sélectionnés en fonction des documents que je trouve. Et, parmi ces documents, je tombe sur cette histoire de harcèlement qui, non seulement aborde un thème qui m’intéresse, mais qui, surtout, a un lien direct avec le meurtre. Forcément, je suis « content » de pouvoir aborder la condition des femmes à cette époque ; elles sont trop souvent laissées de côté. Mais cette enquête judiciaire vient démontrer leur importance au sein de la société et le rôle qu’elles ont joué. Les femmes ne sont ni à la mine ni dans les usines, elles sont en villes ; elles voient donc tout ce qu’il s’y passe. Cela me permettait donc de monter à quel point elles sont présentes.
Dans ce livre, vous prenez le parti de montrer « les vies ordinaires ». Tout devait disparaître s’inscrit, à mon sens, dans la lignée des romans de Zola.
J’ai grandi à Nancy, et, dans les écoles françaises, les romans de Zola sont un fil rouge. Et d’ailleurs, Zola travaillait aussi comme un vrai journaliste pour préparer ses romans : il menait de véritables enquêtes. Ensuite, il y ajoutait une touche de fiction, parce qu’il écrivait sur ses contemporains ; il ne pouvait pas se permettre de nommer les gens directement. Moi, en écrivant sur un fait du passé, j’ai ce recul qui me permet de nommer les gens, de donner cette touche de réalité en plus. Oui, je pense que Zola a été une influence, mais je ne l’avais pas pensée directement. Elle m’apparaît après coup.
Comment avez-vous réagi quand vous avez découvert le meurtrier ?
Lorsque j’ai appris sa fonction et ses relations avec le collège échevinal, tout cela m’a fortement interpellé. Ce sont des éléments très importants qui permettent d’expliquer le meurtre. En interview, je ne peux pas parler de lui, et c’est dommage. Car il y aurait vraiment beaucoup à dire sur lui.
N’avez-vous justement pas songé à écrire l’histoire de son point de vue ?
De prime abord, j’ai pensé à raconter le récit du point de vue de l’un des suspects, originaire de Nancy, comme moi. Cela m’avait intrigué, et ce d’autant plus qu’il se retrouve inquiété alors qu’il tentait de protéger ses patrons. Il quitte la maison : ça fait de lui un suspect. Alors qu’il est au bagne, en Algérie – c’est un déserteur – il cherche à comprendre pourquoi il est inculpé : j’avais vraiment cette idée de le voir revenir sur les lieux et mener sa propre enquête pour qu’il puisse se disculper. Je n’ai songé que récemment à écrire ce récit du point de vue du meurtrier : j’aurais pu l’imaginer écrire ses mémoires – d’autant qu’il aimait beaucoup écrire – durant ses 42 années d’emprisonnement.
* En 2022, dans un quartier sensible d’Orléans, Paul Voise dit « Papy Voise », avait été racketté et passé à tabac par deux jeunes à qui il a refusé de donner de l’argent, avant qu’ils ne mettent le feu à son habitation. Le visage tuméfié du vieillard de 72 ans avait été largement diffusé dans les médias, renforçant le sentiment d’insécurité des Français, qui était alors le cheval de bataille du Front national, dirigé par Jean-Marie Le Pen.
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