INSTANT CHOICES - Paul Kirps

28 fév. 2023
INSTANT CHOICES - Paul Kirps

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Paul Kirps s’est fait un nom par son style minimaliste, abstrait, ses fresques monumentales occupant les murs de certaines institutions du pays, et ses peintures graphiques. Proche d’un processus de travail très rigoureux, éclaté dans le temps, le côté super clean assumé, Kirps invite par une œuvre stylistique de signature, à une multitude d’espaces, fait par les formes et géométries. Nous avions découvert son travail en 2014, par l’exposition Signals˚ que lui avait consacré La Galerie L’Indépendance de la Banque Internationale à Luxembourg (BIL). Depuis, son travail a occupé toutes les grandes institutions et white box du pays du Mudam au Cercle Cité, en passant par la Fondation de l’Architecture LUCA, la Galerie Nosbaum Reding, la Villa Vauban, les Rotondes, le CCRN, l’Annexe 22 et présentement la Galerie d’Art du Escher Theater. Et puis, pour gonfler plus encore son statut de « fierté nationale », son travail est régulièrement exposé au MoMA / Museum of Modern Art de New York, qui loge dans sa collection certaines de ses œuvres. Si d’aventure le luxembourgeois a toujours travaillé hanté par l’imperfection, depuis un certain temps il s’abandonne au médium très spécifique qu’est le Polaroïd et la nature incontrôlée qu’il comporte. D’abord, dans une exposition commissionnée par Neimënster, il montrait Time 0, une série de 96 Polaroïds pris à New York, Barcelone, Lisbonne, Palma de Majorque, Arlon et Bruxelles et d'autres images prises à Merl, Differdange, Esch-sur-Alzette ou au Kirchberg et au centre-ville de Luxembourg, lors du premier confinement. Et puis, jusqu’au 11 mars, le voilà réitérer dans la Galerie d’Art du Escher Theater, une exposition sous une toute autre forme de narration, titrée, en jeu de mot, Instant Choices. Parmi les formats originaux exposés, plusieurs histoires, dont beaucoup de Esch-sur-Alzette se dévoilent, mais aussi l’histoire d’une forme de « lâcher-prise » que l’artiste assume dans cette exploration artistique assez libératrice pour lui. Paul Kirps propose d’ailleurs un finissage le mercredi 8 mars à 19h, en entrée libre, l’occasion de comprendre davantage cette nouvelle passion qui l’occupe, et peut-être de vous convaincre de vous y adonner vous aussi, comme il l’évoque dans cette interview…

Kirps
© Patty Neu

Jusqu’au 11 mars tu montres « Instant Choices » dans la Galerie d’Art du Escher Theater. Un projet qui se présente comme la suite de tes recherches autour de la photographie instantanée, dont tu avais montré une première phase de travail baptisée « Time 0 », lors d’une exposition à l’abbaye de Neimënster en 2021. Quelle a été la genèse de cette recherche autour du nouveau médium qu’est pour toi le format Polaroid ?

L’exposition Signals c’était aussi pour moi à l’époque une façon d’aller vers un autre médium. Là où on ne m’attendait pas, la peinture. Tu aurais pu me poser exactement la même question à l’époque au final. Il y des gens qui disent qu’on ne m’attend jamais où je suis. C’est-à-dire que j’ai une certaine infidélité par rapport aux différentes techniques et médiums. J’adore la peinture et j’attends vraiment impatiemment de montrer mes nouvelles peintures, mais à côté de cela je fais de nombreux projets, des concours, des grandes fresques de commande dans des bâtiments publics, et le Polaroïd est plutôt une passion. J’ai commencé à collectionner les appareils, parce que j’aime tout ce qui est un peu hors des sentiers battus. Je m’intéresse surtout aux choses analogues, puisque je travaille aussi avec mes mains, notamment dans la peinture et que j’aime bien rassembler des gens qui viennent de différents métiers d’art. Ça me permet d’aller dans de nouvelles directions, là où rien n’est acquis. J’aime l’artisanat et le travail manuel, et donc la photographie analogue. Le Polaroïd en fait partie car il permet une photo instantanée faite grâce à la chimie, ça n’a rien de digital, chaque image est un exemplaire unique, et j’adore cette idée.

J’ai lu que tes projets sont précédés d'une étape de documentation dans laquelle tu photographies, récupère, et collectionne des images, des signes et des objets comme base pour la création de « banques de données formelles ». L’utilisation du Polaroid et sa nature « immédiate » a-t-elle un lien avec cette collecte et cette réappropriation de l'imagerie populaire et quotidienne ?

C’est vrai que dans ma ligne générale, quel que soit le médium, je cherche toujours à établir des séries. Si on retourne en 2014, autour de Signals, c’était une série qui formait un ensemble, avec une première œuvre plus expérimentale qui ouvrait à la ligne de cette série, et la dernière qui résumait les 11 tableaux qui ont été exposés. J’aime établir des séries, trouver une cohérence et m’exprimer par ce biais. Dans le Polaroïd, de par sa nature, la constitution d’une série se fait différemment. Je peux associer 4 à 5 images ensemble, qui pourtant viennent d’ailleurs et de temporalité très différente. C’est ça qui est plutôt intéressant, faire le lien entre des photos qui ne sont pas pris au même moment. En même temps, cet aspect sériel est incontournable dans mon travail.

Y’a quelque chose qui est très important c’est qu’avec la photo Polaroïd on est anti establishment. J’emmerde un peu les gens avec ça, je pense que les photographes critiquent un peu cela. Mais je souhaite rappeler que je n’ai aucune prétention avec ce médium. Je sais que beaucoup de gens disent que tout le monde peut faire cela et c’est là où je pense que c’est intéressant, justement parce que tout le monde peut le faire. C’est un médium qui devrait être accessible à tout le monde car, à part quelques notions sur les films, tout le monde peut s’y mettre. Allons-y et échangeons nos expériences. Je ne me positionne au-dessus de personne. Je ne dirais certainement pas que je suis photographe, c’est vraiment une passion et quelque chose que j’aime partager.

C’est aussi cette forme de contradiction qui m’intéresse. Quelque chose qui ne m’arrive pas quand je travaille en atelier, c’est que cette technique m’amène ailleurs, dans la rue, dans des voyages. Je peux me laisser surprendre, alors que je suis quelqu’un de très organisé et très méticuleux. Ça me fait du bien de me laisser surprendre et de ne jamais savoir ce qui m’attend. Dans cette série exposée au Théâtre d’Esch, par exemple, il y a des gens sur mes photos, ce qui n’était pas dans mes habitudes, dans mon approche originelle. J’aime photographier les endroits vides, le début de quelque chose, ou la fin de quelque chose. Dans cette série, il y a certaines photos qui ont été faites au même moment et qui « racontent » une petite histoire. Il y a également des photos en noirs et blancs, qui sont comme une forme de séquences filmiques qui racontent aussi une toute autre histoire. La série dans son ensemble se compose de photos « calculées » et d’autres qui viennent d’un effet de surprise.

Kirps
© Patty Neu

L’appareil instantané provoque inévitablement une vision différente de celle que tu transposes habituellement par un langage plastique à la temporalité longue. Sans « filet », l’œuvre finale est ici soumise au moment T, et permet des images instantanées uniques. Comment as-tu révisé ton processus créatif pour ce projet ? Ta façon de « mettre en œuvre » connait-elle des similitudes avec tes projets précédents ?

Je recherche toujours les formes graphiques. À l’abbaye de Neimënster, j’ai montré des structures, des chantiers… Ici à Esch il y a des humains, des histoires, donc quelque chose de différent, bien qu’il réside toujours un certain cadrage. On pourrait en effet voir des ressemblances avec mes peintures ou mes fresques. Mais ici, à l’inverse, comme je te l’ai dit précédemment, je me laisse prendre au jeu de la surprise, et c’est génial pour moi, ça m’amuse beaucoup. Ce n’est pas du tout prise de tête comme d’autres choses que je peux faire. Dans le Polaroïd, il y a quelque chose que je ne maîtrise pas du tout qui m’est imposé, il faut accepter de ne pas pouvoir contrôler la photo qui va se développer un peu comme elle veut ou pas du tout même parfois, et donnera tout à fait autre chose de ce que j’ai vu. C’est ça qui est stimulant, cette surprise, et c’est à la portée de tout le monde que d’aller chercher cela.

Évidemment tu n’as pas toujours ce que tu veux, parfois tu fais des photos hasardeuses et c’est justement celle-là qui vont te surprendre, sans savoir comment tu as fait. J’appelle cela « une spontanéité planifiée » : parfois, je sais où je vais, je repère des lieux, j’y vais, j’ai mon matériel, et la plupart du temps c’est quand même un pur hasard. L’histoire derrière Instant Choices tourne autour de ces choix qui sembleraient être instantanés, mais qui ne le sont pas vraiment. Aucun choix n’est facile pour un artiste. On cherche à être juste et à avoir le maximum d’options dans nos mains pour pouvoir faire le bon choix. En fin de compte, on tente de faire les bons choix, mais aucun de ceux-ci n’est spontané. La palabre « Instant Choices » joue sur cette situation, c’est un jeu de mots entre la condition de l’artiste et ce que le Polaroïd impose. La photo Polaroïd est forcément instantanée, mais le choix d’une série, et l’association de certaines images entres-elles est un travail de longue haleine, qui n’est pas du tout spontané...

Rien que par cadre blanc et le format carré, le Polaroid modifie franchement l'aspect d’une photographie. Quel est l’enjeu esthétique de l’utilisation d’un appareil Polaroïd à la place d’un appareil photographique classique, plus performant à capter la lumière, les ombres et contrastes ?

Pour moi le Polaroïd est quelque chose de très sincère, direct, et c’est ce que j’aime là-dedans. Je peux planifier les choses mais je ne peux pas les changer du moment qu’elles sont captées par l’appareil. Je n’ai donc aucune influence sur la photo en tant que telle, si ce n’est certains aspects dans le cadrage. Comme je te l’expliquais précédemment, là en l’occurrence, je laisse venir, je laisse faire, je me laisse surprendre, et parfois décevoir, et là est aussi, à mon avis, la grande différence avec d’autres appareils, et surtout la photographie digitale, et je ne te parle même pas des téléphones et de tous les filtres associés, etc. Je pense qu’aujourd’hui le Polaroïd est la machine photographique la plus sincère qui existe face au flot de photographies qu’on voit jaillir partout. Le pola’ est un tirage unique et original.

Au-delà de cela, tu as dans ce petit milieu une forme de culte autour des films. Certains photographes utilisent des films périmés parce que cela donne des résultats encore plus inattendus. Il y a beaucoup de ratés même sur des films qui ne sont pas périmés, et cela provoque des recherches artistiques. Il y a des films bio-chrome qui sont très rares, produits seulement une fois par an par Polaroïd. Ce sont des films de genre différents, jaune et noir, magenta et noir, ou bleu et noir… Ce sont des choses très spécifiques, ce qui montre aussi qu’il y a un niveau qui dépasse l’amateurisme dans cette photographie et que le Polaroïd est clairement un objet artistique en soi. En hiver par exemple, les photos se développent plutôt dans le bleu à cause de la température et tu dois garder l’image près de ton corps, au chaud, pour qu’elle se développe. Ce bleuté peut être une recherche esthétique dans un sens, car il permet encore un autre aspect à travers la tinte de la photo. C’est pour moi génial d’imaginer la multitude de choses que l’on peut faire avec un Polaroïd et de tenter de les maîtriser, d’une façon ou d’une autre.

À Esch, j’ai aussi intégré des « ratés », parce que dans un sens, cela résume bien toute cette démarche. Beaucoup de photos ne donnent rien. Encore une dimension très différente de mes autres projets artistiques. Si je fais une grande fresque, qui recouvre le mur d’une institution, je veux être sûr que si j’y retourne dans 10 ans, je puisse encore m’y retrouver. Même mes peintures comportent des imperfections, des accidents que j’essaye de corriger. Je refais parfois deux à trois fois une toile. Une direction un peu à la Warhol et sa Factory, qui voulait enlever toutes traces de manufacture, toutes traces de travail humain, comme si c’était réalisé industriellement. Je suis un peu là-dedans même si ça reste un travail manuel, un artisanat, et donc ça se situe dans la démarche, dans la conception. Dans le Polaroïd, c’est plus facile pour moi d’accepter les imperfections et je joue clairement cette carte.

Kirps
© Patty Neu

Si le médium pose beaucoup de questions quant à la forme et le rendu visuel de ta recherche artistique, il te permet un certain lâcher-prise essentiel entre les nombreux projets que tu portes. Après ces séries Time 0 et Instant Choices, exposée présentement sur les murs de la Galerie d’Art du Escher Theater, tu évoquais tout à l’heure retourner bientôt à la peinture… Tu peux nous en parler ?

Pour l’instant, pas vraiment. C’est quelque chose qui revient. Depuis Signals, j’ai eu l’occasion de faire d’autres expositions de peintures, même si ce n’est pas régulier. Je sens qu’à nouveau, il faudrait que je me concentre là-dessus. C’est prévu pour cette année, sans que ce soit impossible que cela existe plus tard, début 2024. La peinture est quelque chose que je ne fais pas au hasard. Il me faut un lieu, une configuration, un partenariat… Je veux vraiment savoir où je vais. Une peinture me prend deux mois en moyenne, et donc si j’en fais dix, ou plus, je dois vraiment être sûr de savoir où je vais, et où je pourrais montrer ce travail. Cela est soumis à un vrai cycle de travail fait de dates, de lieux, d’un cadre précis. 

Avec ces Polaroïds, je me fais un petit plaisir. J’ai découvert certains lieux à Esch-sur-Alzette, et je me suis passionnée pour ceux-ci, car ils sont emplis de souvenirs et chargé d’une mémoire. Cela me semblait parfait pour une exposition, un peu comme des « photos souvenirs ». Avec le Théâtre d’Esch, et la commune, nous avons donc créé ce projet qui ne sera sans doute pas le dernier pour moi via ce médium, vu toutes les archives que je possède maintenant.

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