Entretien avec Sandra Lieners

13 juin. 2023
Entretien avec Sandra Lieners

Portrait de Sandra Lieners ©Pancake! Photographie
Article en Français
Auteur : Loïc Millot
Portrait de Sandra Lieners © Pancake! Photographie

Vous avez débuté par le sport de haut niveau pour aboutir à la pratique de l’art. Comment s’est passée cette transition et quel en fut le déclic ?

Il n’y a pas vraiment une transition, il s’agit plutôt d’une simultanéité. Je fais toujours du sport et des compétitions. La course à pied m’aide pour équilibrer les tensions accumulées à l’atelier et me donne une perspective autre.

Vous avez une formation européenne en étant passée par Florence et par Vienne notamment. Pouvez-vous présenter, dans les grandes lignes, la façon dont on y enseignait l’art et ce qui vous a particulièrement séduit dans l’une et l’autre école d’art ?

Globalement, ma formation a été soi-disant « classique », au sens où j’ai appris la peinture comme une technique ancienne, traditionnelle et complexe. De la théorie des couleurs en passant par l’apprentissage des différentes maitrises possibles de la peinture à l’huile à la réflexion sur l’histoire de l’art et les tendances actuelles de la peinture contemporaine, on a tout parcouru. En même temps, l’ « Angewandte » où j’ai étudié à Vienne était fortement axée sur l’importance d’une démarche conceptuelle. On nous a très tôt appris à défendre notre travail, à l’argumenter et à en faire une recherche fondée et visualisée. Défendre son travail devant un jury composé de professeurs qui n’hésitent pas à critiquer et à remettre en question votre démarche était une procédure régulière. Donc, j’ai dû apprendre à ne pas prendre personnellement des désaccords survenant au sujet de mon travail et à apprécier un feedback qui pouvait m’aider à développer davantage ma pratique.

© Sandra Lieners
© Sandra Lieners

De plus, la proximité d’œuvres historiques dans les musées comme le KHM (Kunsthistorisches Museum) était une grande plus-value, à Vienne comme à Florence, notamment avec les Uffizi à côté. Ce mélange entre histoire de l’art, institutions d’art contemporain et galeries d’art était un contexte très inspirant. Ma professeure de peinture — Franziska Maderthaner — nous emmenait régulièrement dans des ateliers d’artistes contemporains comme Martin Schnur, Deborah Sengl, Martin Praska, Alfredo Barsuglia, Eva Wagner, Christy Astuy, Lukas Pusch, etc. Ceci m’a permis de découvrir la réalité du terrain, de poser des questions aux artistes et de comprendre leur contexte de travail.

Mon séjour de formation à Florence était différent dans la mesure où il était plus concrètement axé sur la production et la réflexion. J’ai passé beaucoup d’heures dans l’atelier ouvert en commun à échanger sur le développement du travail et à réaliser des projets d’exposition avec catalogues. Le système universitaire était moins rigide et hiérarchique, plus libre et tolérant. Mauro Betti, mon professeur de peinture, concevait la pratique comme une forme de recherche visuelle, les discussions étaient sur une même hauteur, plus conviviales qu’à Vienne. L’offre des cours était classique : le dessin anatomique, l’histoire de l’art. Sans oublier le cours du Professeur Surace, qui nous parlait de travaux artistiques contemporains et développait des projets de conception d’exposition avec nous, notamment au sein du Centro di Cultura Contemporanea Strozzina, un lieu d’art contemporain à Florence.

Vous ne signez pas vos œuvres sur leur recto : pouvez-vous en expliquer la raison ?

Je ne signe jamais les œuvres au recto, mais toujours au verso. Je ne veux pas que ma signature interfère avec la composition et je souhaite que mes œuvres parlent pour elles-mêmes, sans que mon nom soit directement visible. La force en soi de mes œuvres et de la peinture est pour moi plus importante.

La question des supports, de leur matérialité et de leur choix, est-elle importante pour vous ? Et si c’est le cas, quels sont les facteurs que vous considérez pour déterminer le choix du support (toile, tôle, papier, etc.) ?

Oui, absolument. Dans les œuvres Beyond the surface que je développe depuis 2017, je fais référence à différentes surfaces de l’espace public (traces des gens, traces d’intempéries, références socio-culturelles, logos, typographies, etc). Dans deux œuvres récentes actuellement exposées chez Fellner Contemporary, j’ai non seulement intégré des visuels urbains mais aussi utilisé des supports urbains issus directement du marché de la construction. La tôle porte en elle ces références, ce qui renforce l’aspect socioculturel de mon œuvre. Une partie du matériel est transparente afin de visualiser le cadre derrière et le mur auquel les pièces sont accrochées — ce qui me permet de faire un clin d’œil à la substance de la peinture et à l’architecture où est présentée la pièce. Il y a aussi le frottage d’un pilier du XIVe-XVe siècle dans cette exposition qui intègre les murs de la galerie d’une façon encore plus directe. Le support est donc choisi en fonction du concept et de la scénographie. Il y a deux autres installations in situ dans cette exposition : en bas dans la première galerie, le sol était couvert d’une surface blanche et de bouts de charbon pour le vernissage. Les visiteurs ont donc tracé leur chemin. L’absence de frontière entre le mur et le sol, le prolongement du mur vers le spectateur, tout comme le caractère d’expérience et la création d’un parallèle avec les parties floues et les témoins des peintures sont au cœur de cette installation. Les moments où les gens sont restés plus longtemps sont visualisés en tant que tels, de même pour la proximité du tableau que les gens ont contemplé. À l’extérieur se présente une autre installation in situ qui est inspirée de l’échafaudage actuellement en place à la galerie. J’ai cousu des « témoins » sur mesure qui bougent avec le vent et qui mettent en évidence l’installation de peinture située dans la première salle du haut. Je joue avec des références à l’urbanisme qui étaient déjà présentes dans mon œuvre, mais que l’on trouve ici plus directement adaptées à un lieu.

Les sources d’inspiration de votre travail s’originent plutôt dans l’art (l’histoire de l’art) ou plutôt dans la réalité sociale ?

Précisément dans la combinaison et la superposition des deux : le rapprochement de contrastes à travers des références de différentes époques est une stratégie récurrente de mon travail. L’interprétation des sujets classiques à travers des lunettes contemporaines ou encore en recourant par exemple à une technique classique et noble pour traiter un motif trivial de la réalité sociale, etc.

© Sandra Lieners
© Sandra Lieners

Quelle définition et fonction(s) donneriez-vous à la peinture que vous pratiquez ?

Le questionnement de nos normes de contemplation aujourd’hui. Tout simplement de faire vraiment contempler le spectateur. Regarder avec intensité au lieu de voir. Évoquer un caractère d’expérience de la peinture. Une absence de fonction, en fait. La décélération. L’opposition au caractère superficiel et à la fébrilité du marché de l’art, tout comme l’opposition aux tendances « fabrique » à la Warhol.

Que cherchez-vous à provoquer comme effet sur le spectateur par le biais de vos œuvres ?

Une familiarité dont on ne peut être sûr à 100 %. Soit le feeling de reconnaissance des formes d’un objet, ou d’une ville, le fait de reconnaître en partie quelques éléments par un regard prolongé sur les œuvres. Dans l’exposition actuelle « abstract/extract », il y a quatre pièces au format 180 x 120 qui ont une séparation très claire entre les parties floues et les parties nettes afin de souligner cela.

Quelle est la dernière exposition que vous avez vue et qui vous a troublée par sa qualité, son audace, sa liberté ?

Peter Halley au MUDAM. La façon dont les œuvres ont changé ma perception de l’espace m’a perturbée. Il y avait une telle simplicité et une telle intensité. J’ai adoré cette exposition et je suis restée longtemps devant les pièces à les contempler, à les comparer et à analyser leurs différents effets sur mon regard. La visite de cette exposition est presque devenue une recherche visuelle en soi.

Fréquentez-vous d’autres artistes de la scène luxembourgeoise et, parmi eux, y en a-t-il dont le travail vous intéresse tout particulièrement ?

L’artiste peintre qui me fascine beaucoup se nomme Tina Gillen – elle m’inspire par sa façon d’installer les œuvres dans l’espace et par sa recherche visualisée à travers la peinture. J’aime aussi beaucoup la poésie visuelle dans le travail de Su Mei Tse. Et bien sûr Michel Majerus qui est fréquemment cité comme une référence de mon travail. En général, je suis d’avis de dire que c’est très important d’échanger avec d’autres artistes, de voir leurs expos et de rester connectée à la scène artistique. Parmi les artistes de ma génération, j’aime bien le travail de Julien Hübsch — sa radicalité, ses références à l’urbanisme et son développement constant. Mais aussi Sarah Schleich, Catherine Lorent, Monique Becker, Franck Miltgen, j’en pourrais nommer plein d’autres ! Nous disposons d’une scène culturelle de qualité au Luxembourg.

Vous faites actuellement l’objet d’une exposition à la galerie Fellner Contemporary, qui s’intitule "abstract / extract". Pouvez-vous nous parler de ce que vous allez y montrer et comment celle-ci se situe dans votre processus de création ?

Je suis très fière de cette exposition monographique et je pense qu’elle valorise les tendances principales de mon œuvre comme jamais auparavant. Comme une symbiose de tout ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. La conception de mon livre rétrospectif « The Book » qui vient de paraître m’a beaucoup aidé pour refléter ma pratique et pour analyser les moments clés de ma peinture et ceci se manifeste dans l’exposition : l’ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif, l’intégration des traces du processus de travail, la réflexion autour de l’espace d’exposition, le matériel urbain qui devient le support direct, le référentiel de différentes époques, etc. Le titre « abstract/extract » l’évoque : les visuels qui inspirent les œuvres sont des extraits abstraits de l’espace public. Je pars donc de quelque chose de figuratif qui possède déjà un caractère abstrait afin de l’abstraire davantage encore. À travers le cadrage, à travers le flou, à travers un choix précis. Il y a des installations et des œuvres in situ qui intègrent les œuvres dans l’espace. Un minimalisme développé davantage et une présence claire des moments clés de ma peinture.

De même, vous participez prochainement à Art2Cure : que l’art puisse être mis au service d’une cause et réponde à une fonction sociale, c’est quelque chose d’important pour vous ?

Art2Cure a établi sa position dans la scène luxembourgeoise grâce à la qualité des artistes qui y sont montrés et à travers un bon accrochage. Pour cette 10e édition, il y aura une publication et je suis particulièrement contente d’exposer à la Konschthal, un lieu superbe tout près de mon atelier qui fait une belle transition entre la scène off et les grandes institutions. L’engagement social d’Art2cure est admirable et j’ai beaucoup de sympathie pour son concept, de même que je m’engage aussi via le Plooschter Projet qui a été fondé par mon frère Yannick en 2014 et qui d’ailleurs a été soutenu par Art2Cure en 2018. Le Plooschter Projet s’engage pour sensibiliser le public au sujet de la leucémie et pour augmenter le nombre de donneurs potentiels de cellules souches au Luxembourg. Seuls ces donneurs peuvent en effet sauver la vie de leur jumeau génétique s’il est atteint de leucémie aigüe. Comme mon frère a eu sa diagnose en 2014, on s’est engagé de plus en plus en famille et entre amis pour améliorer la connaissance de ce sujet au Luxembourg.


  • Expo de Groupe "8 femmes", Vernissage le 21 juin, Galerie vis-à-vis, Metz
  • Expo de Groupe Art2Cure, Vernissage le 1er juillet, Konschthal Esch
  • Expo solo "abstract/extract", encore jusqu'au 15 juillet, Galerie Fellner Contemporary Lux. ville
  • Résidence d'artiste, BigCi - Bilpin international ground for creative initiatives, Australie (juillet-octobre, avec le soutien de KulturLX)