« Anne Simon & Nora Koenig » We can have it all

02 fév. 2023
« Anne Simon & Nora Koenig » We can have it all

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Anne Simon et Nora Koenig sont toutes artistes et mères. Là est le point d’ancrage de leur dernier projet en commun, baptisé, non sans ironie, « we can have it all - Do fembots still have time for a burn-out ? », à découvrir jusqu’au 26 février au cloître et au jardin Lucien Wercollier de l’Abbaye de Neimënster… Et non, cette fois, ce n’est pas une pièce de théâtre, mais une exposition. Rencontrées et réunies par le théâtre, là où elles installent leurs visions créatrices depuis des années, Simon et Koenig sont respectivement metteure en scène et actrice. Ensemble, depuis un moment, et plus encore sur la période des confinements, elles repensent leur rapport à l’art et de fait, leur façon d’y ancrer leurs questionnements. Là, pour ce projet, elles ont évidemment pensé à une forme scénique, mais l’étincelle est venue d’ailleurs, du visuel, dans la logique même de leur recherche autour des réseaux sociaux et de ces mères parfaites qui « ont tout », et dont on peut mirer les exploits sur des feeds incontrôlables. De ce « fake », est né une véritable conversation entre les deux amies, et une question a germé : la femme parfaite peut-elle aussi sombrer dans le burn-out ?

Alors, si elles étaient d’abord parties pour porter à la scène Marie Stuart, une pièce de théâtre de Friedrich von Schiller, elles en sont venues à dériver dans la thématique des femmes et du pouvoir, tout en s’interrogeant mutuellement sur leur rapport de mère, de femmes, et d’artistes, pour finalement s’interroger sur la « fembot » qu’idéalisent les internautes. Ainsi, l’exposition We can have it all met en scène une série d’autoportraits réalisés à l’ordinateur, de personnes que les deux artistes signataires décrivent comme des « représentations de cet adage causant l’illusion/désillusion dans une tentative désespérée de feindre que nous sommes les marionnettistes plutôt que les marionnettes de ces mises en scène ». Face à ce tranchant constat, cette exposition constitue une sorte d’exutoire, permettant tout de même l’effet cathartique souvent recherché au théâtre, et en même temps, elle est intrinsèquement une façon de sonner la tirette d’alarme. Anne Simon et Nora Koenig nous expliquent leur cheminement jusqu’à we can have it all…

 

Jusqu’au 26 février 2023, et ce depuis le 19 janvier dernier, vous montrez dans le Cloître et le jardin Lucien Wercollier, de l’Abbaye de Neimënster, votre projet pluridisciplinaire, « we can have it all ». Toutes deux originaires de la scène, pourquoi installer cette recherche artistique sous la forme d’une exposition et pourquoi travailler en duo ?

Anne Simon

Au début on ne pensait à aucune forme précise. Les thématiques qui nous préoccupent se ressemblaient beaucoup et c’est pour ça qu’on a décidé de travailler sur l’une de celles qu’on avait en commun, sans nécessairement avoir à se dire on va faire telle ou telle pièce. Durant le confinement, on a bénéficié d’une bourse de « résidence à domicile » délivrée par le Ministère de la Culture pour travailler autour d’une thématique liant le pouvoir et les femmes, mis en parallèle avec les personnages de Maria Stuart et Élisabeth Ier. De là, on n’en est vite venus à la question plus générale de la représentation de la femme, et comment le pouvoir se lie à elle. On est arrivés à quelque chose de l’ordre du pouvoir de l’image, sa force, et le fait de « représenter » et de « devoir représenter » quelque chose d’autre que la réalité pour acquérir ce pouvoir, cette liberté, ce statut. On a bénéficié d’une seconde résidence de recherche, et on a ensuite été accueillies par Ainhoa Achutegui à neimënster pour travailler sur ces questions. Rapidement on s’est interrogées sur cet entremêlement du privé, du personnel et du public. Et évidemment on s’est posées la question des réseaux sociaux, et du fait que tout y devient de moins en moins clair, que la frontière entre privé et public n’y existe quasiment plus et que du fake émane une pression constante à se « représenter ».

We can have it all

Nora Koenig

En tant qu’artiste et mère, on s’est demandées si dès qu’on a des enfants, est-ce qu’une égalité entre hommes et femmes existe toujours. À partir de là, on a analysé ce qui se passe sur les réseaux sociaux chez les femmes et on a remarqué qu’une grande pression réside dans les images autour de moments où l’on voit tout. En nous transposant nous-mêmes en tant que maman, actrice et metteure en scène, on s’est posé la question de savoir si tout cela était vrai, si tout cela était possible.

Anne Simon

Nous présentons des images singulières, que tout le monde peut interpréter selon son expérience, aussi, la forme qui nous semblait la plus juste pour raconter ce narratif, qui n’en est pas hein finalement, était une exposition, plutôt qu’une narration complète… L’idée repose sur cette notion « d’impressions », d’instants, et dans ce sens, c’était pour nous beaucoup plus instantané de montrer ce travail sous forme d’une exposition. Nous avons près de 140 images exposées, qui donnent cette sensation de défilement. Quelque chose que nous ne pouvions pas raconter avec nos moyens d’artiste de la scène…

Nora Koenig

On avait des idées différentes, et quand on a présenté nos idées lors de notre résidence, il s’avère qu’une exposition ne s’était pas faite, l’équipe de neimënster nous a donc proposé de développer cela sous forme d’une exposition. Mais ce n’est néanmoins pas pour cela que nous avons fait les images, elles étaient déjà là, c’était simplement une occasion de les montrer et d’expliquer notre démarche.

We can have it all

Sous-titré « Do fembots still have time for a burn-out ? », vous reprenez pour façonner votre discours, le terme « fembot » inventé par les scénaristes Arthur Rowe et Oliver Crawford dans la série télévisée The Bionic Woman (1976-1978), entendu pour la première fois le 27 octobre 1976 dans l’épisode Kill Oscar. L’idée même du robot féminin déjà exploitée au théâtre dans la pièce R.U.R (Rossum's Universal Robots) par le terme « Robotess » écrite en 1920 par l'auteur tchécoslovaque Karel Čapek, ou dans le film Metropolis de Fritz Lang en 1927. Un personnage repris ensuite de toute part et de différentes façons, notamment dans un écrit d’Isaac Asimov en 79 sous le terme « gynoïd », ou encore dans la série de films Austin Powers, récemment dans Her de Spike Jonze, ou encore dans notre quotidien avec Siri, Alexa et Cortana, respectivement les assistantes vocales de Apple, Amazon et Microsoft… Et vous, de quelle manière, sous quelle définition et à quel dessein, usez-vous du terme ?

Anne Simon

On ne veut pas définir le terme. Et dans ce sens, cette idée d’aller vers le visuel est venue assez vite, car on ne voulait pas user trop du texte, pour éviter d’expliquer trop. On est dans une logique « d’impression », et de « surimpression » presque, qui peuvent parler à tout le monde et que tout le monde interprète comme il le veut, parce que tout le monde a cette expérience. Cette exposition joue sur ce présupposé du « on peut tout faire », à tel point qu’on en devient des machines dans cette société du succès, de la perfection, de l’Überfluss, ou « abondance » en français…

Nora Koenig

Au premier degré, l’idée de créer des images est venue aussi du fonctionnement d’Instagram, où, par exemple, on peut voir des photos de femmes qui font des gâteaux magnifiques, qui ont l’air délicieux, tout en sachant que c’est du fake. C’est juste une photo de « présentation », mais en même temps, en tant que femme et mère, quand je vois cette photo, ça me fait quelque chose. C’est aussi cela qui émerge de l’image, bien que les spectateurs de cette image aient conscience qu’elle est fausse ou biaisée.

Anne Simon

Le rapport à la fembot, c’est aussi cette question de la « surhumanité ». Cette notion du surhumain vient se loger ici et évidemment il y a un petit clin d’œil à Philip K. Dick et sa nouvelle Do androïd dream of electric sheep ? dans la construction et le rythme de la phrase, « Do fembots still have time for a burn-out ? ». C’est ce qu’Instagram nous propose, dans le sens où tout ce qu’on peut y voir parait surhumain, dès lors qu’on le transpose au possible dans le réel.

Nora Koenig

Et en même temps, on voit ces images, on sait que c’est surhumain, on sait que c’est du fake, mais la question existe de se demander ce que ça nous fait, ce que nous-mêmes face à notre société, ça nous fait de voir ces images… Il y a cette forme de pression qui refait surface. Cet aspect nous semblait intéressant à aborder. 

 

Vous êtes toutes les deux, artistes et mères, ayant conjugué durant votre vie « carrière et famille ». Un mythe que vous remettez en question dans cette exposition, en vous demandant si réellement il était possible de tout avoir du professionnel au privé, comme vous aviez pu vous en convaincre par le passé. Quel a été le déclic à la déconstruction de vos certitudes et pourquoi en faire une recherche et un projet artistique ?

Anne Simon

Le déclic est venu d’une période de travail… On a pu prendre plus de temps pour faire des recherches plutôt que de partir sur un projet défini. Nous étions beaucoup plus malléables, ouvertes, on voulait réfléchir sur ces thématiques en se disant « il en sortira ce qu’il en sortira ». C’était plutôt agréable comme méthode de travail.

Nora Koenig

Pendant les confinements tous les artistes se présentaient par visio’ dans leur maison, parce qu’ils n’avaient pas le choix. En tant qu’artiste, personnellement, j’ai senti que cette barrière entre boulot et vie privée commençait à s’effacer. On se présentait chez soi en assumant le côté « artiste à la maison ». J’ai quand même le sentiment que depuis cette période, c’est devenu trop simple de tout mélanger. On a créé pour le spectateur une frontière floue entre privé et professionnel. Depuis, l’artiste se présente dans sa propre maison, entouré de ses enfants, même au bord du burnout, en mettant des super photos à disposition du public… L’image que renvoie l’artiste vrille ainsi entre privé et le professionnel, c’est déroutant.

We can have it all

Après les périodes de confinement, vous avez donc pris plusieurs temps de travail à neimënster dans le cadre de résidence de recherche, pour créer, dites-vous, « une installation ironique d'autoportraits déformés et de représentations générées par intelligence artificielle pour illustrer l'illusion de ces super mamans d’Instagram à la vie parfaite ». Depuis près d’une dizaine d’années, les fembots, sorte de Barbies dématérialisées, inondent les réseaux sociaux. À l’image d’une certaine Lil Miquela, gynoïde numérique qui revendiquait dans le magazine Business of Fashion, le droit d’être traitée comme un être humain, « j’aimerais qu’on me décrive comme une artiste ou une chanteuse. Qu’on se concentre plutôt sur mes talents que sur les détails superficiels de mon existence ». Dans We can have it all, jusqu’où ont été vos questionnements vis-à-vis de cela, s’agit-il aussi de cette fugace frontière entre réel et virtuel ?

Anne Simon

Nos questionnements ont été jusqu’au produit final, parce que ces questions sont le produit final. Comme tout est faux, je crois que le produit final, les images et les œuvres, posent d’elles-mêmes ces questions. Dans cette exposition, comme l’œuvre est générée grâce à un ordinateur, on peut se demander est-ce qu’elle est une œuvre, est-ce réel ? Pourtant, l’œuvre est quand même là. Elle raconte quelque chose. Juste parce qu’elle est le fruit d’un travail numérique, est-ce que ça veut dire qu’elle n’existe pas, que c’est un fake ? Ce sont des questions auxquelles je n’ai pas de réponse.

 

Nora Koenig

Dès lors qu’on peut montrer une image virtuelle qui n’a rien à voir avec nous-mêmes, celle-ci peut prendre une place plus importante que celle du réel. L’équilibre s’évanouie. En donnant plus de temps à notre vie virtuelle plutôt qu’à celle du réel on peut s’y perdre. On s’est demandées jusqu’où ça pouvait aller. Ici, nous n’avons pas de réponse, parce qu’en tant qu’artistes, c’était un nouveau chemin dans lequel nous nous engagions, tout en se questionnant sur le fait que ça pouvait être le futur. Comme par exemple, durant les périodes de confinement, où beaucoup d’artistes sur les réseaux sociaux faisaient semblant d’avoir beaucoup de travail, alors que dans le réel tous se plaignaient qu’il ne se passait plus rien… Au bout d’un moment, on peut se perdre soi-même dans ces deux mondes, et se demander finalement qui on est…

Anne Simon

Ce fake devient en fait une part de notre vie. La question centrale est là : « quelle est la part de réalité dans ce faux ? » En tant qu’artistes, nous travaillons là-dedans, dans l’imaginaire. Donc quelque part, ce n’est pas quelque chose de nouveau. La méthode de diffusion est nouvelle et différente du théâtre où le spectateur sait qu’on va lui raconter une histoire. Ici, l’histoire est dissoute, le cadre concret n’existe plus, donc on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux. Mais cela existe depuis toujours, les gens ont toujours voulu que leur voisin fasse bien attention à leur jardin du pas de porte, mais derrière, finalement, rien est en ordre. Rien n’a changé.

 

De fait, face à cette intention d’illusion et dans l’utilisation de l’intelligence artificielle pour construire ces « supers mamans », vous posez aussi une question centrale de notre ère, à savoir celle de l’identité. Ces fembots appartiennent au virtuel et pourtant elles ne peuvent se débarrasser du réel pour exister. Leur existence est soumise aux normes du réel, aux canons sociétaux, et c’est aussi un peu ce qui pousse à l’inquiétude. À quel point ces avatars constituent-ils notre mythologie contemporaine ?

Anne Simon

Ce sont comme des blocs de Lego qui se mettent les uns sur les autres. Les mythes et les histoires fondent la religion, la culture, les traditions familiales, etc. Tout cela constitue des blocs qui s’enchevêtrent, qu’ils soient faits de vrai ou de faux. Ces blocs bâtissent des générations, bien que ce soit souvent de l’ordre de l’imaginaire, donc finalement quelle est la différence à partir du moment où ces choses nous construisent ? Rien que le fait qu’on y réfléchisse, cela construit notre identité.

Nora Koenig

Pour moi ces canons sociétaux sont aussi soumis à une question d’équilibre. J’ai l’impression que de nos jours, on ne travaille que pour l’image. Par exemple, si ton enfant fête son anniversaire, l’image publiée sur les réseaux sociaux est devenue plus importante que le moment réel, en tant que tel. Quelle est l’idée ? De dire que tous les anniversaires sont superbes ? Et si moi je n’arrive pas à le rendre superbe, qui suis-je ? Je n’arrive pas à comprendre le message derrière tout ça. Et à nouveau, les gens savent que ce n’est pas réel, mais veulent y croire. Dans ce sens, on s’est nous-mêmes questionnées sur ce point, pour aller jusque dans une forme d’autocritique.

Et c’est très intéressant que vous ayez pris le risque de vous écarter de votre réalité d’artiste. Pour finir, y aura-t-il des événements qui accompagneront l’exposition et qu’allez-vous faire dans le futur de cette recherche qui visiblement vous habite beaucoup ?

Anne Simon

Le 26 février pour le finissage de l’exposition on prévoit une table ronde sur la question spécifique du travail des femmes mères, dans le secteur des arts de la scène. Et ces thématiques vont effectivement habiter nos prochains projets, c’est certain. Personnellement, j’ai continué à travailler dans le visuel, et mes prochains projets théâtraux seront accompagnés de visuels.

Nora Koenig

Quant à moi, je retourne dans le réel, et je me relance sur scène dans un futur projet théâtral…