5 questions autour de EURO HAMLET

24 aoû. 2021
5 questions autour de EURO HAMLET

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

"Filip Markiewicz TM"

Filip Markiewicz est tout à la fois. Artiste visuel, plasticien, dessinateur, peintre, performeur, installateur, musicien sous le projet Raftside, ou encore vidéaste et cinéaste, binational polono-luxembourgeois, polyglotte, il occupe sans limite, la plupart des champs d’application artistique, et ce, avec brio et toujours avec verve. C’est bien simple, ces trois dernières années, il reçoit la bourse Bert-Theis 2019 pour la réalisation de son nouveau projet musical Ultrasocial Pop, il rafle le Prix Pierre Werner 2020 pour son huile sur toile Antigone, et enfin, il est lauréat exæquo du 1er prix ART In Situ OAI, cette année. Pleinement consacré suite à son occupation du pavillon luxembourgeois lors de la 56e Biennale de Venise en 2015, depuis, il déploie un travail aux dimensions politique et sociale, sous les thématiques de la migration, la guerre, la religion, l’Europe. Logé dans de nombreuses collections privées et institutionnelles, au pays, comme de par le monde, il exulte également au théâtre. D’ailleurs, en 2020, le Lausitz Festival lui avait ouvert ses portes pour son caustique Antigone Neuropa, cette année, il occupe l’immense Hall du site Telux à Weisswasser, avec sa dernière création Euro Hamlet, que le metteur en scène nous résume, autour de cinq questions.

Euro Hamlet © Marlies Kross

Euro Hamlet © Marlies Kross

Après Fake Fiction, présenté en première au Theater Basel  en Suisse en 2017, et Antigone Neuropa, en première au Lausitz Festival en 2020, vous remettez le pied à la scène en prenant Hamlet, classique entre les classiques, pour clé de voute de votre spectacle Euro Hamlet. Quelle a été la genèse de ce nouveau projet de création théâtrale ?

Je considère le théâtre comme une forme qui n’est jamais fixe, comme le sont les performances dans l’histoire de l’art contemporain. Je viens davantage du monde des arts visuels que du théâtre au sens classique. L’idée pour Euro Hamlet était de sortir des codes établis sans les rejeter, et essayer de réunir différentes formes artistiques afin de les placer à un même niveau, un peu dans l’esprit de l’école du Bauhaus.

Le texte original de Hamlet brise d’ailleurs aussi les conventions, il y a cette partie dans Hamlet qui représente le théâtre dans le théâtre, à partir de cet instant, la fin du texte ne peut plus être prise au premier degré. Il y un questionnement analytique qui se développe sur ce qu’est le théâtre. Pour Euro Hamlet, nous avons développé avec la dramaturge Katrin Michaels, une sorte de concept qui souligne cette ambiguïté, les rôles ne sont pas définis clairement, les acteurs Marie Jung, Leila Lallali et Luc Feit jouent constamment différents rôles et entrent dans une sorte de schizophrénie. Mais c’est peut-être le performeur Joran Yonis qui se déplace entre les lignes et ne dit rien tout au long de la mise en scène qui représente les pensées existentielles d’Hamlet. L’idée n’était pas de recréer une énième mise en scène de Hamlet mais davantage de voire la matière du texte de Shakespeare comme un Readymade dans le sens de l’histoire de l’art. Je me suis aussi inspiré de la série de peinture et dessins d’Eugène Delacroix autour d’Hamlet. De la même manière l’actualité européenne et le contexte du lieu où se trouve la représentation (Weisswasser / Bela Woda, ville dans l’est de l’Allemagne, proche de la frontière polonaise), jouent un rôle important dans ce projet. Ainsi je crois que la genèse est encore en cours et le sera aussi après la première représentation.

Euro Hamlet © Marlies Kross

Euro Hamlet © Marlies Kross

Prenant pour parallèle, la dimension spectaculaire des réseaux sociaux, et le concept de « théâtre dans le théâtre » qu’induit la pièce d’Hamlet, vous interrogez notre contexte sociétal, en cherchant à déterminer la distance entre spectacle et politique. Suite à cette recherche, de votre point de vue, la politique est-elle devenue un spectacle total, ou le spectacle est-il profondément de plus en plus politique ?

Je ne sais pas vraiment. On parle de nos jours beaucoup de « politique spectacle », et c’est sans doute facile de critiquer la politique. Mais ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse. La politique est pour moi un monde qui fonctionne avec ses propres codes et stratégie, c’est cette matière qui m’intéresse pour mon travail artistique. D’autant plus que mon monde, le monde de l’art et de la culture est aussi très critiquable, et sans doute aussi corrompu que le monde de la politique. Chacun se retrouve sur les réseaux sociaux, la politique et le spectacle deviennent une même entité, les nouveaux théâtres contemporains s’appellent Twitter, Facebook, Tiktok et Instagram. À partir du moment où nous entrons dans ces théâtres de réseaux sociaux, nous jouons tous un rôle, que nous soyons artistes, politiciens, acteurs, journaliste ou spectateurs. Et je crois que c’est ce que William Shakespeare a voulu dire à son époque à travers Hamlet, on fait tous partie du même monde avec ses différents codes, et on peut se battre autant qu’on veut pour le pouvoir, pour le nombre de followers, le nombres de likes, à la fin on va tous finir de la même façon. La question que l’on peut se poser c’est si Jack Dorsey ou Mark Zuckerberg sont les Shakespeares d’aujourd’hui, qui nous mettent tous en scène dans leur théâtres virtuels globalisés ?

Euro Hamlet © Marlies Kross

Euro Hamlet © Marlies Kross

Dans un précédent échange, vous m’expliquiez que cette nouvelle création constitue « une sorte de pont entre différents mondes, l’Allemagne de l’est, la Pologne, L’Europe qui se confronte à la matière de Shakespeare ». Ainsi, vous décriviez Euro Hamlet comme une « réflexion performative sur la tragédie européenne », espérant, de fait, montrer ce travail un jour à Luxembourg, comme pour ironiquement boucler la boucle. Aujourd’hui, traiter de l’Europe dans l’art, est-ce inéluctablement se montrer pessimiste ?

Oui, cette création est un pont entre différent mondes. Hamlet est sans doute le texte de théâtre le plus universel de l’Histoire, c’est sans doute pour cela que chaque acte, chaque passage, chaque ligne peut faire écho à notre monde contemporain. C’est ce que je veux dire quand je parle de Readymade, placer Hamlet dans un énorme Hall du site de Telux à Weisswasser, dans l’est de l’Allemagne, qui fut la plus grande usine d’ampoules électriques au monde, et qui est actuellement une relique du monde industriel d’avant la chute du Mur de Berlin, c’est automatiquement parler du monde d’aujourd’hui, de politique et d’Europe. Ainsi nous voyons le spectacle de l’histoire européenne sur ces sites industriels abandonnés, c’est bien sûr aussi le cas d’Esch/Alzette au Luxembourg. Mais je crois que l’on peut parler de l’Europe, être critique envers son système technocratique, sans pour autant tomber dans le populisme d’extrême droite ou d'extrême gauche. Pour moi parler de l’histoire de l’Europe, la confronter avec la tragédie dans le théâtre, c’est davantage une déclaration d’amour que du pessimisme.

Ultrasocial Pop, 2020 © Filip Markiewicz

Ultrasocial Pop, 2020 © Filip Markiewicz

Dans votre travail pluridisciplinaire, vous aimez à faire s’entrecroiser, s’associer ou se transformer vos différents projets. À l’image de votre collaboration avec le batteur berlinois Lars Neugebauer et le percussionniste N.U. Unruh du groupe Einstürzende Neubauten, avec lesquels vous travaillez à la fois sur votre projet musical Raftside et sur votre mise en scène d’Euro Hamlet. Ainsi, vous n’hésitez pas à décrire Euro Hamlet comme une œuvre « hybride en mutation ». Quelles mutations donc, ou déclinaisons imaginez-vous pour cette dernière création ? Sont-elles toujours « contrôlées » ?

J’espère que rien n’est contrôlé, je crois beaucoup au hasard dans l’art, pour moi l’art visuel, la musique, le théâtre ne font qu’un. Je place le travail avec les acteurs et le travail avec les musiciens au même niveau, il s’agit toujours de rythme, de couleur et de forme. Chacun sur scène est unique, Lars Neugebauer a travaillé longtemps avec l’artiste Matthew Barney, il comprend très bien le monde des arts plastiques, il travaille régulièrement sur de grandes productions de théâtre en Allemagne. N.U. Unruh des Einstürzende Neubauten, crée depuis les années 1980 ses instruments lui-même, afin de produire une sonorité unique. Nous avions déjà travaillé à trois l’année dernière sur Antigone Neuropa, et avons trouvé une sorte de langage commun complémentaire et liquide, je propose une base électronique de mes recherches avec Raftside, et Lars Neugebauer et N.U. Unruh y ajoute un rythme et une nouvelle couleur unique, mais ce n’est jamais deux fois exactement la même chose, c’est ce caractère performatif que je trouve le plus excitant. Les déclinaisons se font toujours de manière aléatoire, un projet artistique ne s'arrête pas à une première, où a un vernissage. J’aimerais bien par exemple montrer Euro Hamlet à Luxembourg, mais cela se décidera à travers les rencontres que je pourrais faire. J’ai aussi beaucoup développé mon travail photographique sur ce projet, nous avons aussi tourné des séquences durant tout l’été dans la région. Peut-être que ce travail se développera encore davantage vers autre chose ?

Put yer money where yer mouth is, 2019 © Filip Markiewicz

Put yer money where yer mouth is, 2019 © Filip Markiewicz

Si Leila Lallali a déjà pris part à certains de vos projets, je crois comprendre que c’est la première fois que vous travaillez avec Luc Feit et Marie Jung. À eux trois, ils forment le trio de comédiens*ennes que vous mettez en scène au cœur de votre Euro Hamlet. Comment s’est fait votre choix de casting, y avait-il consciemment la volonté d’un trio luxembourgeois, et quels liens se sont forgés entres-vous, atour de ce projet qui a semblé très immersif pour l’équipe artistique ?

Les liens émotionnels sont très forts entre nous tous. Le travail de cette production ne s’est pas fait uniquement sur scène, durant tout l’été. Il y a eu beaucoup d’échanges avant ou après les sessions de tournage ou de répétition. Nous avons passé des nuits entières à discuter, rire et pleurer. Le choix du trio de comédiens*ennes s’est fait de façon très naturelle, Leila Lallali, Luc Feit et Marie Jung sont des comédiens*ennes que j'apprécie humainement comme artistiquement. Je ne sais pas ce que ça veut dire, « acteur luxembourgeois », « acteur français » etc. La nationalité d’un*une comédiens*ennes n’a aucune importance pour moi. Ils ont des qualités de jeu qui correspondent à ce projet. Je n’avais jamais travaillé avec Marie Jung et Luc Feit, mais j’ai suivi leurs carrières depuis de nombreuses années.

Raftside Filip - Markiewicz, 2020 © Filip Markiewicz

Raftside Filip - Markiewicz, 2020 © Filip Markiewicz

L’acteur Luc Feit a un jeu très particulier, proche d’une sorte de dandy, grâce à son expérience il a la capacité d’être drôle et sensible à la fois, l’actrice Leila Lallali est mon actrice fétiche, depuis des années j’adore son jeu entre humour et tragédie, c’est une qualité très rare au théâtre et au cinéma, et l’actrice Marie Jung qui vient du théâtre allemand et suisse est une révélation pour moi, elle a une personnalité de jeu très intense, entre le danger et la fragilité. Sans oublier la présence incroyable du performeur Joran Yonis, et du danseur Jeremiah Olusola. Je dois dire que c’est le casting parfait pour ce projet.

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