09 mar. 2023Les Nuits de la Culture vues par Claude Frisoni et Raymond Reuter
Claude Frisoni et Raymond Reuter ont déambulé, librement, tout le long des 5 Nuits de la Culture que la commune d’Esch-sur-Alzette a organisé l’an dernier. Le premier avec sa plume et son calpin, le second avec son appareil photo. Le résultat de ce papillonage artistique a depuis été rédigé, tiré et regroupé dans un joli livre intitulé C’est quand on s’aime qu’on récolte… (ou au choix De Som séien deet d’Léift bléien… car tous les textes ont également été traduits en luxembourgeois).
Pablo Chimienti
Voilà une décennie que la Nuit de la Culture s’est implanté à Esch-sur-Alzette avec le but de faire sortir la culture des murs des salles de spectacle, de dynamiser les quartiers de l’ancienne Métropole du Fer, de faire rencontrer les artistes et les riverains et d’offrir une grande nuit artistique insolite et enrichissante. Pour l’année 2022, alors qu’Esch portait le prestigieux titre de Capitale européenne de la Culture, les équipes de la Escher Kulturnuecht, et son directeur Loïc Clairet, ont vu les choses encore plus grand. Bien plus grand. Au lieu d’une Nuit de la Culture, l’année 2022 en a compté cinq ! Des Nuits donc, qui plus est multiples, car si certains de ces Nuits 2022 duraient, logiquement, une nuit, d’autres, de manière bien moins logique, mais bien plus enrichissantes, ont pu durer deux, trois ou encore neuf nuits.
Et pour éviter que ces Nuits de folie soient trop éphémères, Loïc Clairet a contacté l’écrivain Claude Frisoni et le photographe Raymond Reuter – avec qui il avait déjà collaboré par le passé à travers une présentation de leur travaux communs Gens de Luxembourg et Les Rouges et le noir – pour qu’ils immortalisent ces nuits pas comme les autres à leur manière. « J’ai accepté, explique Claude Frisoni, parce qu’il (NDR : Loïc Clairet) m’a décrit les événements proposés et parce que j’ai beaucoup aimé cette approche qui voulait faire rencontrer des gens, des riverains, des habitants, des gens des associations avec des artistes invités ». L’auteur reprend : « Le principe était que Raymond et moi allions suivre toutes ces Nuits de la Culture 2022, enfin que nous allions papillonner dans ces programmations – car on ne peut pas tout voir –, au gré du hasard, des inspirations, des humeurs, des rencontres. Puis de rendre compte de ces balades à notre manière Raymond avec des photos, moi avec des textes. On avait carte blanche ».
L’objectif et la subjectivité
Et voilà ce que ça donne quand l’ancien coordinateur général de Luxembourg Capitale européenne de la Culture 1995 met tout cela par écrit : « …il s’agit dans cette publication de faire partager les moments d’émotion collective, la richesse et la magie des prestations offertes au public, la beauté des rencontres, la puissance des découvertes communes, la force de la création, le bonheur d’être ensemble… Plus qu’une description objective d’une dizaine de manifestations proposées dans le cadre des NDLC en 2022, il nous importe de raconter les méandres d’une déambulation libre parmi les émotions, d’une promenade de surprises en découvertes, les errements improvisés sur les chemins d’une organisation à la fois précise et déconcertante, rigoureuse et extraordinaire, professionnelle et impromptue ».
Les deux compères passeront – « l’un avec son objectif, l’autre avec sa subjectivité » peut-on lire dans l’avant-propos du livre – de la froideur du mois de mars à la fraicheur des nuits de début septembre, en passant par la chaleur du mois de juillet ou encore le temps printanier des mois d’avril et mai et découvriront ainsi ces cinq programmes des Nuits de la Culture et les cinq quartiers investis par ceux-ci. D’abord « Sauvage ! » les 11 et 12 mars aux abords du Parc Clair Chêne, puis « Brutalité » le 9 avril à Belval, suivi d’ « Impulsion ! » du 13 au 15 mai à Lallange et Lankelz et tirant jusqu’au carreau de la Mine Saint Michel à Audun-le-Tiche, puis encore de « Contraste ! » les 15 et 16 juillet au Ellergronn et au Grenz, et, enfin, « Métamorphose ! » du 2 au 10 septembre qui s’étendra du vieux Esch à la Fiche industrielle de Schifflange en passant par le Brill.
« De très très belles émotions »
« Parfois, je dois reconnaître de ne pas avoir complétement compris les intentions des organisateurs, de ne pas avoir vraiment compris le fil rouge de la soirée, mais j’ai vécu de très très belles aventures, de très très belles émotions » souligne l’auteur dont les textes transpirent ces aventures et ces émotions. Il parle des spectacles qu’il a pu admirer, des artistes qu’il a pu rencontrer, des surprises que les organisateurs avaient réservés aux visiteurs – avec ou sans calpin, avec ou sans appareil photo –, mais il parle aussi de ces lieux, qui bon gré mal gré ont dû passer en quelques décennies seulement de la Terre rouge aux cellules grises, des mines et de la sidérurgie aux centres de recherche, à l’université et aussi à la création artistique – de laquelle ces Nuits de la Culture sont une juste représentation.
Des lieux que Claude Frisoni connaît bien et dont il profite aussi pour raconter de nombreuses histoires en trouvant des parallèles entre le passé et le présent, entre les ouvriers et les mineurs d’antan et spectacles de ces Nuits de la Culture version 2022. « Les quartiers choisis pour cette deuxième édition sont le témoignage d’une extraordinaire mutation. Il n’y a pas si longtemps, une nano seconde au regard de l’histoire humaine, ces endroits étaient occupés par de monstrueuses structures métalliques » peut-on lire dans le livre au sujet de Belval, juste en face d’une splendide photo du haut fourneau.
Des lieux que le photographe sublime avec ses clichés, tandis que l’auteur sublime grâce à sa plume. Prenons l’exemple du Par Clair Chêne. « Embarquant sur un navire imaginaire, là, tout à côté, le visiteur accoste sur un rivage étrange. Le Parc Clair Chêne ne ressemble pas à un parc urbain. Il n’est pas sage et délimité, il n’est pas borné et décoré. On ne s’y assoit pas en regardant les enfants descendre d’un minuscule toboggan. Non, le Parc Clair Chêne n’est en fait pas un parc. Certes, c’est un espace vert en pleine ville. Et c’est tant mieux. Mais cet espace vert n’est pas policé, agrémenté, ordonné. Le Parc Clair Chêne ne ressemble en rien aux lieux agencés pour s’extraire sagement du tissu urbain. Ces espaces où on a le droit de patienter le temps qu’on n’ait plus le temps. Le Parc Clair Chêne, en pleine ville… est un bois. Un bois ? Oui, un bois… Pas une forêt, dont il ne revendique pas l’importance ; pas un bosquet, dont il refuserait l’insignifiance. Non un bois. Pas un bout de bois. Mais un bois debout. L’endroit idéal pour démarrer les aventures inédites de la première Nuit de la Culture de cette année 2022 ».
D’un côté, ça donne envie de (re)découvrir ledit bois, d’un autre, on se dit qu’on plaint le traducteur qui va devoir « op Lëtzebuergesch iwwersetzen » la prose de l’écrivain. Celui-ci en rigole d’ailleurs « J’ai même choisi le traducteur, Jemp Thilges, avec qui j’avais déjà travaillé pour Gens de Luxembourg. Il veut me tuer à chaque fois que je lui envoie des textes, tellement je lui pose des colles, mais c’est le seul capable de traduire ça ». Et le traducteur, justement, il en pense quoi ? « Il est illusoire, voire hérétique de vouloir traduire les onomatopées, élucubrations et innombrables envolées lyriques de la prose française de Claude Frisoni. La langue française est tellement riche que Claude utilise parfois trois, quatre, cinq ou plus termes pour exprimer la même chose, alors que pour cette même chose – avec un peu de chance – il n’existe qu’un seul terme en langue luxembourgeoise ». Et il reprend : « C’est pour ça qu’on demande au « Jempi » de le faire, car c’est le seul assez fou pour accepter ! »
Reesch «Le summum ! »
C’est quand on s’aime qu’on récolte… est, on l’aura compris, un sacré projet, un sacré livre. Le lecteur y retrouve, en quelques 140 pages, un résumé, certes subjectif, de cette année 2022 tellement particulière pour Esch et ses Nuits de la Culture. Il y découvre l’œil, le regard de Raymond Reuter à travers ses nombreuses et très belles photos et peut profiter du plaisir de lecture offert par Claude Frisoni et, à travers tout cela, ressentir les émotions partagés par les deux artistes lors de ces cinq Nuits de la Culture 2022. Que ce soit face à ce chiotte installé au Parc Clair Chêne le 11 mars, avec son squelette poète, face au haut fourneau de Belval, « la vedette du 9 Avril » selon l’auteur, que ce soit, le 13 mai, à la découverte du spectacle Totem ou Un Sens Commun sur ce lieu presque à l’abandon qu’est le Carreau de la Mine Saint Michel, que ce soit, le 15 juillet, face à cette Lune géante volant, ou presque, au-dessus du Ellergronn ou encore, et surtout, en septembre, à la découverte du spectacle Reesch, conçu par Sean McKeown, directeur artistique du Cirque du Soleil. « C’était extraordinaire. Le summum ! On a tous été scotchés. Et à la fin du spectacle, les artistes locaux qui ont pris part au projet étaient heureux comme les joueurs après une victoire lors d’un match de foot ou de rugby. C’était une émotion très forte. Ils avaient eu la chance de répéter et travailler avec des artistes de niveau mondial et, ensemble, il ont créé ce spectacle extraordinaire » se rappelle encore Claude Frisoni.
« Bravo et merci à tous ! » C’est avec ces mots que le livre s’achève. Un livre de ceux, on en est persuadé, qu’on prendra plaisir à refeuilleter encore et encore, à relire petit à petit, en picorant, nous lecteurs, aussi ci-et-là, à l’instar de ce que les auteurs ont fait avec les propositions des Nuits de la Culture.
Un livre tiré à 600 exemplaires qui n’est, malheureusement, pas disponible à la vente. Les curieux devraient, en revanche, pouvoir les trouver chez les « Grands Rêveurs », ces ambassadeurs de la vie culturelle eschoise. Dommage, il aurait clairement mérité sa place dans les rayons « Luxemburgensia » des librairies. C’est bien dommage.
C’est quand on s’aime qu’on récolte… de Claude Frisoni et Raymond Reuter.
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