FUTURS POSSIBLES, PASSES PROBABLES

15 sep. 2023
FUTURS POSSIBLES, PASSES PROBABLES

Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu
Article en Français
Auteur : Godefroy Gordet
Photo : Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu

Associés depuis 2008 dans un travail artistique qui mêle l’illusion et l’imaginaire à une approche de fond socialisé, historicisé et politisé, Martine Feipel et Jean Bechameil offrent, en découverte à son public, des installations faites d’une nouvelle géométrie, explorant une perception non normée et logées dans des espaces concrets qui font résonner leur sens profond. Durant les nombreuses années passées ensemble à observer « la théâtralité du monde », ils n’ont eu de cesse que de tenter de comprendre, d’analyser et de retranscrire dans leurs œuvres, ce qui pour eux est l’un des problèmes de la modernité « dans ce qu’elle a de plus poignant aujourd’hui », expliquent-ils, « c’est-à-dire sa constante remise en question par les faits qu’il soit d’ordre politique, écologique ou sociétal. C’est comme un concept qui doit constamment être repensé, une sorte d’avènement qui ne vient jamais et qui même parfois semble s’éloigner », poursuivent-ils. Ainsi, leur récente sculpture « Futurs possibles, passés probables » parle d’elle-même en contenant les thématiques fondamentales qui peuplent la recherche artistique du duo. Par cette œuvre, Martine Feipel et Jean Bechameil invitent badauds, visiteurs et habitués de la Bibliothèque Nationale du Luxembourg à voyager dans l’histoire et la mémoire de celle-ci. Ainsi, pour comprendre en profondeur le travail en présence du duo d’artistes luxembourgeois, nous leur avons posé une poignée de questions, interrogeant une autre histoire, celle de ce projet étonnant et intemporel qui a fleuri dans le jardin de la « nouvelle » BNL, enracinée dorénavant avenue John F Kennedy. Éclaircissements…

Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu
Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu

Vous dites essayer de comprendre les bouleversements que traverse notre modernité et les conséquences que cela a sur notre société. Quels sont ces « bouleversements » qui guident votre travail ?

La liste serait longue si nous devions citer depuis 2008 les nouveaux systèmes qui sont venus rebattre les cartes. En fait, nous assistons en tant qu’artistes à une complète désorganisation du monde dans lequel nous avions commencé à travailler il y a une quinzaine d’années. Et c’est exactement ce qui nous intéresse le plus. Comprendre les enjeux de la robotique et de l’intelligence artificielle, les migrations ou les changements rapides de notre biosphère et construire une œuvre qui aborde à chaque fois ces problématiques non pas dans leur ensemble, mais de la manière qui nous est propre et qui reflète notre expérience personnelle. Nous menons l’enquête comme les artistes que nous sommes et les protagonistes sont nombreux et passionnants. Mais ce serait une pauvreté de l’imagination d’arriver qu’à une conclusion qui soit une seule et unique œuvre, et toujours la même. C’est comme cela que notre travail continue son chemin dans sa diversité pluridisciplinaire.

Après avoir signé la conception d’une œuvre d’art pour le parvis central de l’École européenne Luxembourg II, en 2016, vous remettez le couvert à la table du « Kunst am Bau », ce fameux 1% artistique que l’État en tant que maître d’ouvrage se doit de consacrer à des œuvres d’art, conçue dans et pour le contexte du bâtiment public, dans l’idée de rendre accessible au plus large l’art et la culture au sein des espaces de vie quotidienne. Visant à ouvrir au dialogue et inciter à la réflexion, en mettant en relation architecture, œuvres, usagers et badauds, comment votre travail artistique se plie au cahier des charges du « commissionné » ?

On pourrait très bien renverser la question en se demandant comment l’architecture et les infrastructures actuelles vont devoir se plier aux exigences des artistes, mais ce n’est malheureusement pas encore le cas. Les œuvres souffrent toujours d’une étrange solitude dans l’espace urbain, elles sont si peu nombreuses qu’on les trouve le plus souvent singulières et étranges, mais en fait, c’est surtout parce qu’il y en a peu. Si nous occupions réellement 1% de l’espace public, nous aurions un nombre considérable d’œuvres et d’artistes. S’il faut parler de contraintes pour les œuvres de l’espace publique, c’est notamment par leur solitude et leur façon toujours presque timide d’exister par rapport au reste du bâtit.

Cette année donc, vous vernissez l’œuvre « Futurs possibles, passés probables », réalisée pour le nouveau bâtiment de la Bibliothèque Nationale. Quelle a été cette fois votre approche théorique pour la conception de cette nouvelle sculpture, installée au cœur de cette institution luxembourgeoise ?

La conception d’une sculpture dans l’espace public pour la bibliothèque se voulait en rupture avec l’aspect monumental du bâtiment. Nous voulions essayer de créer un rapport d’échelle entre l’usager du parc et l’œuvre qui soit empreint d’une certaine intimité, comme des œuvres que l’on peut côtoyer chaque jour et s’assoir sur un banc en sachant qu’elles sont là et qu’elles ne vous écrasent pas par leur poids et leurs volumes. La théorie est simple : comment exercer une vraie présence dans l’espace public en prenant le parti de la sculpture, qui demande forcément des rapports d’échelle qui ne soit pas démesurée pour ne pas devenir quelque chose de grotesque.

Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu
Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu

Installée dans le jardin latéral de la BNL, comme la plupart de vos œuvres, « Futurs possibles, passés probables » réagit ainsi au contexte dans lequel elle s’inscrit. Que raconte cette œuvre ?

C’est une œuvre qui raconte ce que pourrait être dans la configuration d’un dépôt lapidaire une construction imaginaire de l’histoire de la sculpture à travers les grands récits historiques. Lorsque nous pensions à cette œuvre, nous avions toujours en tête ces champs autour de Parthénon à Athènes ou dans les fouilles de Pompéi et d’Herculanum où les sculptures nous livrent un récit d’un passé mystérieux et rendu incomplet par les manques et les vides laissés par les destructions. C’est presque de l’ordre de l’enquête archéologique que mènent par exemple les archéologues d’Herculanum sur la vie de cette cité. Petit à petit, ils récoltent les morceaux, trouvent des liens entre des fragments, construisent en continuant à fouiller minutieusement un récit des lieux qui est de plus en plus précis et corrigent même un certain nombre d’erreurs d’interprétation et de compréhension du monde antique que leurs prédécesseurs avaient pu faire. En effet, de très nombreux édifices ne nous sont connus que par les écritures et les descriptions. Il ne reste parfois aucune trace physique de leur existence et ces sculptures sont autant un hommage à ce qui reste de façon disparate et incomplète, qu’un hommage aux textes qui décrivent et construisent l’imaginaire.

Ce que raconte cette sculpture, dans cette idée du fragment et de la mémoire, c’est cette idée de la recherche de la vérité à travers les textes, les formes et la connaissance de ce qui n’existe plus que dans les textes. Notre œuvre, à travers la mémoire des formes dans leurs diversités, fait référence à des sculptures anciennes et modernes existantes issues de différentes époques, civilisations et cultures.  Elle prend la source de son inspiration dans l’antiquité, les bas-reliefs sumériens et égyptiens, des sculptures grecques, mais aussi dans les formes épurées de la modernité ou dans les géométries variées que l’on trouve dans la nature. L’œuvre reflète ainsi, à travers ces fragments, une histoire de l’humanité, avec ses icônes, ses peuples en déplacement, ses divinités, sa vie quotidienne et le monde qui l’entoure.

En les traitant sous la forme de fragments, nous introduisons dans le jardin le destin de ces formes qui nous racontent une histoire complexe. Chacune de ces sculptures portent symboliquement un récit et une signification qui lui est propre. L’œuvre dans son ensemble nous emporte dans l’espace incertain d’une archéologie de formes et de sculptures, qui nous raconte des histoires d’humanités pris entre les idéaux probables du passé et les utopies des futurs possibles.

Concrètement, « Futurs possibles, passés probables », prend racine là, au milieu d’un gazon sauvage, jauni durant les fortes chaleurs, et de quelques jeunes arbres. Faite de béton, d’aluminium laqué de couleurs vives et pastelles, vous revenez à une structuration totémique contemporaine, non sans user des techniques « anciennes », comme celle du bas-relief, à l’image de ce qui vous anime généralement. En quoi les matières, le style et la manière importent pour façonner le discours qu’une œuvre transmet aux spectateurs ?

À partir des 18 éléments que constitue la sculpture, nous avons essayé plusieurs configurations et groupes possibles et nous voulions construire un parcours dans l’espace du jardin. Le choix des matériaux et de leur couleur a été un long processus avec l’atelier qui nous a accompagné. Nous voulions des fragments d’un seul bloc sans couture ni raccord, ce qui pour le béton n’a pas été si facile. Le bas-relief, la colonne ou les socles sont tous des éléments de la sculpture classique avec lesquels nous avons joué et c’est un peu notre bibliothèque de formes qui viendraient de plusieurs fragments. Nous voulions nous-mêmes sculpter et modeler chaque élément dans une construction de l’œuvre très personnelle, avec les méthodes classiques de la sculpture monumentale. Des nombreuses maquettes que nous avions réalisées, est sortie ce groupe de sculptures. Puis, nous avons procédé à un long processus de mise à l’échelle, une des parties les plus difficiles du travail. C’était un moment intense et très intéressant dans notre pratique. Quant au terrain sur lequel sont implantées les sculptures, il s’agit d’un choix fait par les bâtiments publics et la BNL de planter une sélection d’herbes natives de la région qui poussent en toute liberté et qui ne sont fauchées que deux fois par an. Ceci permet aux insectes et à de nombreux animaux d’exister. C’est une cohabitation avec l’œuvre qui nous va tout à fait.

Vous dites, vous êtes inspirés de Simonide de Céos, poète lyrique de l’antiquité grecque, qui a inventé un moyen mnémotechnique lié au lieu et utilisé par les acteurs de l’époque pour apprendre leur texte en fonction de la spatialité environnante… En quoi cela a influencé et guidé votre travail artistique en présence à la BNL ?

Simonide de Céos est cité dans une anecdote où la légende et la réalité sont entremêlées, il nous décrit cette méthode de mnémotechnique à une époque où les érudits se doivent de mémoriser les textes dans leur intégralité. C’est dans l’antiquité que la mémoire, pour des raisons pratiques évidentes, sera placée au même niveau que l’intelligence ou la rhétorique. Il existe bien un système qui se sert des éléments architecturaux, des sculptures, et des images pour mémoriser, appelé aussi système de Loci, qui est décrit dans le livre de France Yates « The art of memory ». Ce concept a inspiré notre façon de concevoir l’œuvre en lien avec l’espace. Il s’agit pour nous d’inventer un jardin de la mémoire qui nous lie au passé, à travers l’image et l’espace présent, et qui nous aide à travers la mémoire à imaginer le futur. France Yates écrit : « To think is to speculate with images ». Ce sont les images créées dans cet espace du jardin qui stimulent notre pensée. C’est en tout cas comme ça qu’on souhaitait imaginer notre œuvre et son lien avec la bibliothèque et l’espace du jardin.

Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu
Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu

Après avoir planté des sculptures sur le littoral d’Anglet avec « L’immortelle » (2021), fait naitre un jardin robotique au Mudam par votre installation « Garden of resistance » (2022), et investi l’extérieur arboré de la BNL avec donc « Futurs possibles, passés probables », où vous porte le vent aujourd’hui ?

Probablement vers les liens qui se font de plus en plus nombreux entre notre pratique artistique et le domaine du vivant. D’une part, il y a une vraie demande de la part des institutions et du public pour une forme de narration qui s’adresse à eux et avec lesquelles ils peuvent interagir et d’autre part le vivant dans son ensemble est à prendre désormais en compte, que ce soit le monde animal ou végétal. Lorsque nous faisons des sculptures qui contiennent des fours dans lesquelles les habitants du quartier peuvent venir cuisiner ou que nous proposons des sculptures qui soient des refuges pour les pollinisateurs ou les oiseaux, nous sommes obligés de construire une œuvre autour de contingences qui ne sont plus seulement plastique, mais qui prennent en compte beaucoup d’autres problématiques.

C’est vraiment une époque intéressante pour les artistes qui vont devoir répondre à une vraie demande d’intégration de leurs œuvres dans un tissu urbain et géographique marqué par des infrastructures et des architectures qui sont le plus souvent d’un ennui mortel. Sans parler de leur uniformité fonctionnaliste qui est maintenant tellement au point mort, que même Le Corbusier ou Gropius s’en décrocherait la mâchoire d’ennui à force de bâiller.

Nous avions commencé à travailler pour la Biennale de Venise avec le philosophe de la vitesse et de la modernité qu’était Paul Virilio. Dans sa courte introduction au catalogue du pavillon, il écrivait : « le XXe siècle a été marqué par deux concepts, celui de la destruction et celui de la déconstruction, le XXIe siècle s’annonce comme celui de la désorientation ; et ceci au niveau écologique, économique et bien sûr géopolitique et culturel ». C’était il y a 15 ans et c’est exactement ce qu’il se passe aujourd’hui.