1h22 avant la fin

14 juin. 2023
1h22 avant la fin

© Théâtre ouvert Luxembourg
Article en Français
Auteur : Godefroy Gordet

Le TOL a toujours eu cette identité particulière, logé à l’arrière d’un immeuble d’habitation donnant sur la rue très fréquentée qu’est la route de Thionville, flanqué là dans une petite baraque, toute bien agencée pour recevoir le théâtre. C’est ici que se joue chaque année une programmation diversifiée associant textes de théâtre contemporain, comédies et boulevards. Là est sûrement la force du Théâtre Ouvert de Luxembourg que d’offrir à son public une ligne tournée vers un théâtre populaire, accessible à tous et toutes. Ainsi, comme un symbole, 2022-2023 se clôture par un texte de l’auteur du Prénom : Matthieu Delaporte, figure notamment du cinéma français et dramaturge primé. Mis en scène par Pauline Collet avec, au plateau, Aude-Laurence Biver, Raoul Schlechter et Hervé Sogne, 1h22 avant la fin ferme « le chemin » du TOL cette saison. Quelques jours avant la première, nous sommes allés tâter le pouls du travail de l’équipe franco-luxembourgeoise, symbole aussi d’un dialogue transfrontalier.

© Bohumil Kostohryz
1h22 avant la fin, © Bohumil Kostohryz

AU 1er

Enfin garé, nous voilà arrivés à l’orée du chemin menant à l’entrée du théâtre. À l’étage, de la fenêtre, Pauline Collet, au téléphone, nous fait signe de la main. Son sourire est lumineux, la metteure en scène semble d’une humeur à toute épreuve. Elle et son assistante Julie Ohnimus sont seules dans les bureaux du théâtre. Un café dans une main, l’autre flottant dans l’air, Collet introduit son travail pour le TOL, structure qu’elle a rejointe l’année dernière pour monter Le Retour de Lucienne Jourdain de Tullio Forgiarini, et à priori sous perspectives d’avenir, du moins pour la saison future, « en début d’année, Véronique – Fauconnet, directrice du lieu – choisit des textes avec son comité, puis les metteurs en scène pour les monter. 1h22 avant la fin m’a donc été confié. Je porte ce texte à la scène avec les comédien.ne.s Aude-Laurence Biver, Raoul Schlechter et Hervé Sogne que je ne connaissais pas dans le travail avant cette pièce ». Assise à la table de la cuisine, Ohnimus cravache sur son ordinateur et complète certaines phrases de Pauline Collet. Leur complicité est palpable, belle et rare. Accompagnée d’une partie de son équipe « traditionnelle », avec Joanie Rancier à la scénographie, et Manu Nourdin à la lumière, Collet vit à nouveau ce moment de création comme un « exercice », à l’image de son travail sur la saison 2021/2022, « quand j’ai commencé à travailler sur la pièce de Tullio l’an passé, j’avais une “version 12“ du texte… J’ai commencé la mise alors que je ne connaissais pas la fin du texte, c’était assez improbable ». Un processus de création que la jeune metteure en scène basée à Metz apprécie beaucoup, car il lui permet de se revisiter, redéfinir ses certitudes et surtout rencontrer d’autres professionnels du milieu, « avec Véronique, on a fait le choix des comédiens et comédiennes qui seront en scène. Ça se discute à deux bien que le but dans l’exercice de la commande soit de sortir de ses retranchements, de travailler avec des gens qu’on ne connait pas, de faire des rencontres artistiques. Cette nouveauté est importante pour moi. Je trouve ça intéressant de diriger des gens que je ne connais pas du tout, ça permet du neuf des deux côtés, ça m’est essentiel ».

ENTRE LES LIGNES

Dans 1h22 avant la fin, Bertrand – Raoul Schlechter – veut en finir et s’organise maladroitement pour se suicider. Quelqu’un frappe à sa porte. Un homme moustachu – Hervé Sogne –, muni d’un pistolet, s’annonce comme sa faucheuse. « Pas facile de mettre fin à ses jours quand on cherche à vous assassiner », lit-on en commentaire de la pièce, comme si là, tout était dit. Dans un contexte d’absurde notoire, Mathieu Delaporte signe une comédie dramatique, revenant aux fondamentaux d’un théâtre de boulevard enlevé et léger, tout en infiltrant en filigrane, au-delà de la cocasserie, un discours cynique sur la mort. Dans une flopée de twists scénaristiques, Delaporte mène le spectateur au fil d’une pièce pleine d’humour noir, qui s’étoffe d’une profondeur poético-philosophique dans sa progression, pour marquer la salle dans un final surprenant. « La pièce s’ouvre un peu comme Le retour de Lucienne Jourdain : un mec rentre avec un flingue et la situation devient très vite absurde… Du coup, j’ai repris le même flingue que l’année dernière… Le public luxembourgeois va croire que je ne monte que des pièces avec des flingues et des gens qui veulent se tuer », s’amuse Pauline Collet. L’humour acerbe, couplé à cette dimension noire dans le texte, Pauline Collet a déjà connu ça précédemment, c’est presque comme si l’histoire se répétait, déjà l’an passé, le texte de Forgiarini rappelait les mêmes dogmes dramaturgiques entre polar et comédie, « ici ça se joue dans des ressorts comiques en ping-pong, dans de l’absurde, par ce duo comique. Il y a un côté très français, et ce qui est génial, c’est que je n’ai jamais fait ça auparavant. Et c’est assez jouissif à faire. Une comédie, c’est dans tous les cas, toujours agréable à répéter », explique la metteure en scène. Logé au cœur, un suicidaire et un assassin, tous deux aussi perdus l’un que l’autre, construisent cette situation théâtrale. Ce face à face chez Pauline Collet se joue dans un décor au premier degré, un appartement austère, sans charme fou, mais d’une envergure assez efficace pour que les interprètes puissent y interpréter leurs loufoques personnages. C’est un jeu de jaugeage qui s’ensuit entre les deux personnages, un moment où chacun tente de convaincre l’autre de passer à l’acte, jusqu’à ce qu’on nous permette de dénouer certains questionnements amenant au retournement de situation qui permet au spectateur de rester dedans, jusqu’après les « 1h22 avant la fin ».

© Bohumil Kostohryz
1h22 avant la fin, © Bohumil Kostohryz

AU PLATEAU

Un poster de Barbara trône en fond de scène, le décor ne fait pas briller les yeux, mais il est bien planté, permettant le confort des trois comédien.ne.s qui s’approprient la scène TOLoise jusqu’au 30 juin prochain. Pour l’heure, nous ne verrons au plateau que cet étonnant et brillant duo que forment Raoul Schlechter et Hervé Sogne – Aude-Laurence Biver est off ce matin. Le premier discret, d’une grande sobriété, le second volatile, blagueur à tout va, les deux, illustres comédiens du paysage luxembourgeois. C’est peut-être le premier coup de génie à noter ici, l’association de ces deux-là, tant ils forment une paire permettant le rire comme une justesse précieuse, celle qu’impose justement la comédie, celle qui veut faire rire en tout cas. Et ça marche. On les entend dix minutes, se lancer, « à la fraiche », quelques répliques, et déjà la recette nous semble savoureuse. « On va reprendre du début », annonce Pauline Collet aux deux acteurs qui ne boudent pas leur plaisir de jouer. La scène leur appartient, plusieurs semaines déjà qu’ils sont là à bosser ce Delaporte, et ça se sent que l’objet théâtral qui est né profite de leur complicité. D’ailleurs cette connivence est logée à tous les étages. « Vendredi, je vais voir la pièce de Sophie – Langevin –, Raoul, tu viens avec moi ? », lance Pauline Collet comme si elle ne pouvait plus se passer de l’un, l’une ou l’autre. Et en effet, bien que Manu Nordine fasse preuve de silence en posant sa lumière, on le sait indispensable pour elle, tout autant que Julie Ohnimus, vers qui Collet se retourne constamment pour l’une ou l’autre question. La troupe constituée pour porter ce texte montre une vraie amicalité. Nous sommes à quelques encablures de la première, et là, dans ce théâtre de poche, on s’active à faire entendre un texte qui n’a d’exigence que le rire de son auditoire. Alors, pour « œuvrer », Pauline Collet s’impose aisément depuis la salle, guidant les comédiens sans forcément s’excuser de les commander. « Moi, ce que je veux voir… », dit-elle pour ouvrir ses idées de mise en scène. Sur les fulgurances prosales d’un texte très plaisant à entendre, deux comédiens s’invitent en justesse et technicité. Rythmé par une metteure en scène, en matrone très bienveillante, on sent doucement monter le stress de l’ouverture au public. Notre présence y est un peu pour quelque chose, nous sortons repus sur les mots de Collet résumant bien l’instant vu, « nous avons plein de petits-fils tendus que nous devons encore tendre et retendre ».