06 nov. 2023Paul Kirps - Protekt, Autoreverse et frag.landscape
La dernière fois que nous nous sommes entretenus avec Paul Kirps c’était pour parler d’une exposition un peu à part de ses pérégrinations artistiques, logée sous une toute autre forme de narration, et titrée, en jeu de mot, Instant Choices. Alors qu’ici, en « cet instant », il profitait d’un assumé « lâcher-prise », il nous revient avec des nouvelles fraiches montrant à quel point son travail peut voyager d’un monde à l’autre, du local à l’international, de la galerie du Escher Theater au MoMA de New York, comme à Clervaux sur les murs du Lycée Edward Steichen. Et puis, après de telles opportunités, Paul Kirps se permet d’annoncer une année intéressante, « toujours pleine d’imprévus et de choses non planifiées ». Kirps aime se laisser surprendre bien qu’il prévoit une nouvelle série de peintures, et admet qu’une exposition verra le jour, à l’arrivée…
Salut Paul. En février 2023, tu me parlais de ton exposition Instant Choices, sorte d'aparté dans ton travail artistique au long court. Depuis, tu as repris ton chemin entre institutions internationales et commandes publiques… Peux-tu revenir sur ce qu’il s’est passé pour toi depuis ce dernier projet ?
Instant choices et tous mes projets intégrant la photographie instantanée sont des « side projects ». Certes, réalisés avec beaucoup de passion, ils ont pris de l’ampleur. Dans la même idée, on se souvient également de Time 0, exposé à l’abbaye de neimënster. Pour le projet Instant Choices, contrairement aux deux autres dont nous parlerons plus tard, j’ai choisi le lieu et le moment de l’exposition. Un lieu très intimiste et modeste, parfait pour un projet d’exposition de petits formats sensibles et fragiles.
Pour le reste, la time line dans la succession des projets depuis février est un pur hasard. Le MoMA monte une nouvelle exposition, avec une date précise, me contacte, on échange un peu et puis c’est parti. Le projet fragmented landscape est le résultat d’un concours remis en septembre 2021. La proclamation du lauréat a pris du temps, suite à quoi, il a fallu toutes les autorisations, planifier, organiser et mettre au clair le projet. Puis, la réalisation n’a pu se faire que durant l’été, à cause de la météo. Nous voilà donc à l’été 2023. Un été aux conditions météorologiques misérables. Bien qu’on ait eu de la chance. Un jour après la fin des travaux, il a plu quasiment durant un mois et demi. Je m’amuse du lien que mes derniers projets ont avec Edward Steichen, même si c’est également un pur hasard. MoMA, New York, Clervaux, tu as raison, cette année, mes projets m’ont fait voyager, mais Ils démontrent également le côté versatile de mes projets et supports.
Depuis le 2 septembre dernier et jusqu’au 7 juillet 2024, deux de tes œuvres sont visibles au MoMA de New York, logées dans la sélection d’oeuvres de l’exposition Life Cycles – The Materials of Contemporary Design, organisée par Paola Antonelli, conservatrice principale, et Maya Ellerkmann, adjointe à la conservation, du Département d'architecture et de design. Si ton travail fait partie des collections du MoMA depuis plus de quinze ans, quel sentiment t’envahit dès lors qu’une de tes œuvres sort « de la cave » pour être montrée au public ?
Le MoMA a montré ces deux projets plus souvent que n’importe quelle autre institution même luxembourgeoise. Depuis qu’ils ont rejoint la collection, le MoMA les a montrés au moins sept ou huit fois. On parle donc d’une cave très lumineuse au premier étage avec des milliers de visiteurs. J’éprouve une certaine fierté d’être le seul Luxembourgeois à avoir rejoint une collection du MoMA. Michel Majerus a rejoint le MoMA plus tard, en 2014, il me semble. C’est pour moi toujours un moment très spécial de se retrouver à New York pour un opening au MoMA et d’y participer avec ses projets. C’est vrai que cette fois c’est encore plus spécial car les deux projets sont exposés en même temps, voire même côte à côte, j’ai donc le privilège d’avoir un mur pour moi.
Après le vernissage, je suis retourné le lendemain avant l’ouverture officielle du Musée, histoire d’être seul avec mes projets pendant quelques instants. Je les ai observés et je me suis laissé emporter, j’ai remonté le temps. Il ne faut pas oublier que ces projets datent de 2003 et 2004. Ils ont donc plus de 20 ans. Ils constituent le début de ma carrière. À l’époque, je me trouvais dans une période de transition. J’ai cessé de faire des créations au service des « clients », c’est à dire être à leur demande. La Suisse, le pays ou je me trouvais à cette période, m’a ouvert les yeux. La culture graphique du moment m’a vite fait comprendre que des graphistes pouvaient tout à fait mener des projets individuels artistiques sans aucun lien commercial.
Entre 2004 et 2005, l’Écal – École cantonale d'art de Lausanne – était vraiment un lieu incontournable, une culture créatrice nouvelle et très hype émergeait et ça bougeait vraiment bien à Lausanne. C’est durant cette période qu’est né Protekt – avant Autoreverse –. J’ai donc commencé à réaliser ce projet sans mandat, produit et diffusé par mes propres moyens. Protekt et Autoreverse ont été les premiers à s’inscrire dans cette lignée. Néanmoins, ils étaient porteurs d’un message, d’un concept. Toujours à la frontière entre le design et l’art. J’utilisais le langage que j’avais acquis à l ’Écal, celui de la communication visuelle appliquée pour le détourner. L’utiliser pour parler de tout à fait autre chose. Ces travaux dégagent une certaine ambiguïté que l’on retrouve encore aujourd’hui dans mes œuvres, déroutant l’utilisateur ou le spectateur. Pari réussi ces deux projets que j’estime « artistique » se retrouvent dans une collection de design. Paola Antonelli a joué le jeu. Grâce à elle, ces projets ont trouvé leur place dans une collection de design, bien que pour moi, ils restent des projets artistiques qui utilisent le design comme langage. Et, peut-être sans le vouloir, ils sont devenus des témoins intemporels d’objets d’une autre époque.
Life Cycles est une exposition rassemblant 80 œuvres de 40 designers internationaux, curatorée par Paola Antonelli conservatrice principale de l'architecture et du design au Museum of Modern Art de New York. Pour cette exposition, elle choisit d’intégrer tes œuvres Protekt et Autoreverse, aux côtés d’œuvres majeures du design mondial, telles que La chaise feuille de choux (2007) de l’entreprise japonaise Nendo, le Honeycomb Vase (2006) du slovaque Tomáš Gabzdil Libertíny, Real Time, Sweepers clock (2009) de l’artiste néerlandais Maarten Baas, ou encore Cow Dung Lamps (2021) de l’Indonésien Adhi Nugraha. Comment Paola Antonelli t’a-t-elle approché dans le cadre du commissariat de cette exposition, et comment se sont déroulés vos échanges ?
J’adore le projet de Maarten Baas, le Sweepers clock. Il dégage une ambiance très méditative, très calme. Une approche du temps innovante. J’y vois également un parallèle avec mes œuvres exposées. Le projet de Maarten est pour moi plutôt un travail artistique. Cette collection est vraiment « cross-over ». Protekt et Autoreverse sont devenus des œuvres importantes de la collection. Elles sont très convoitées au MoMA, surtout Autoreverse. Un détail intéressant c’est que cette vidéo n’est visible nulle part sur internet. Avec les tendances d ’aujourd’hui, c’est plutôt un miracle et un pari réussi. Car pour moi, c’était un point important depuis le début, je ne voulais pas vulgariser ou banaliser ce travail. En prenant le risque qu’il soit moins connu. Le lieu de projection et le caractère de l’installation jouent un rôle important. On se souvient de l’installation lors de la nuit des musées en 2005 avec deux grands projecteurs et plusieurs écrans dans un parking sous terrain. Il y a eu d’autres façons de le montrer, mais cette monstration en 2005 a été la plus juste. Je remercie au passage Marie-Claude et Björn pour cela.
Les échanges avec Paola sont réguliers, mais pas spécialement spécifique à une exposition précise. Elle suit mon travail. Elle connaît très bien ces deux projets et tous les autres de la collection. C’est elle qui fait le choix de les intégrer ou pas. J’ai adoré le titre de l’exposition « Life Cycles ». Celui-ci me ramène vers la période de création des deux projets. Et puis les cycles de vie c’est une thématique que j’ai traité dans mon installation dans le Centre Pénitentiaire Uerschterhaff (CPU). Les vidéos d’Autoreverse sont également des cycles, des petites séquences, des boucles. Mais je pense que Paola l’a choisi pour autre chose…
Dans l’idée d’argumenter cette exposition, Paola Antonelli explique que « le design peut être un agent de changement positif et jouer un rôle crucial dans le rétablissement des liens fragiles entre les humains et le reste de la nature ». Qu’en penses-tu et en quoi Protekt et Autoreverse font arguments de ce postulat ?
Je pense que Paola mentionne le recyclage dans ses propos, la réutilisation des matériaux dans les secteurs créatifs, la prise de conscience du choix des matériaux, des chutes et le soucie quant à notre environnement. Dans ce sens le titre « Life Cycles » se réfère plutôt aux cycles de recyclage et de la réutilisation des divers matériaux ou objets. Protekt par exemple s’y intègre parfaitement. Il met en scène des objets qui ont déjà été utilisés et lesquels sont devenus totalement inutile, voire superflu après cette utilisation. Ce sont ces objets en styropor, un matériau qu’on retrouvait quand on déballait les téléviseurs, ordinateurs ou outils ménagers à l’époque. Aujourd’hui ils sont interdits et tabous, car trop nuisibles. Ces objets présentent l’empreinte négative des appareils électroménagers protégés durant leur transport. Une fois déballés ils perdent leurs sens, leur raison d’être. Je voulais créer un produit imaginaire avec un langage graphique entre mode d’emploi et notice médicamentaire afin d’imaginer un produit réel. J’étai éblouie par la beauté de ces objets lesquels n’ont jamais été créés avec un souci esthétique, mais de pure fonctionnalité. Je leur ai donc trouvé un nouveau sens, absurde et ironique. Ça relève également de la protection de l’être humain contre toutes formes d’agressions physique et psychiques. Le tout emballé dans un set de présentation avec un mode d’emploi, des numéros de séries et des exemples visuels. Les gens étaient confus... J’étais ravi.
En parallèle, une de tes nouvelles œuvres a été inaugurée cet été au Lycée Edward Steichen de Clervaux, comme un symbole étant donné le parcours new-yorkais de Steichen. Commissionnée par le Ministère de la Mobilité et des Travaux publics, en tant que maître d’ouvrage, frag.landscape, une œuvre décrite « quelque part entre le graffiti et la peinture d’un décor théâtral ». Peux-tu nous expliquer plus en détails le dialogue qui s’opère entre le bâtiment et son environnement, et cette fresque murale ?
Le lien avec Edward Steichen et mes derniers projets est en effet une surprise et un pur hasard. Comme je l’ai évoqué précédemment, le projet fragmented landscape résulte d’un concours émis par l’administration des bâtiments publics en 2021. Le but était de créer une œuvre sur le site du Lycée Edward Steichen à Clervaux. Mon projet est le résultat de ma proposition faite pour le concours. La réalisation sur place s’est faite cet été, autour d’une technique employée complexe et donc unique. L’œuvre, se situe en effet quelque part entre le graffiti et une peinture pour un décor de théâtre, impliquant beaucoup de travail manuel minutieux et de précision. L’ensemble du dessin a été réalisé à l’aide de pochoirs, appliqués successivement à différents niveaux, puis remplis de peinture en aérosol pigmentée. À mon avis, c’est bien le seul mural au Luxembourg à avoir été réalisé intégralement de cette manière. Le résultat montre des contours de formes précis, contrebalancés par des lignes fines et délicates qui, contrairement aux graffitis traditionnels, sont extrêmement nettes. L’ensemble du projet n’utilise volontairement que quatre nuances de gris, et un blanc, afin d’être en concordance avec l’architecture et les matériaux utilisés. Les visuels représentés sont ceux suggérés par la situation géographique et l’histoire du site. Ils s’inspirent des éléments naturels, avec des grilles, des lignes pointillées et des motifs ressemblant à des couches géologiques imitant les strates de la Terre. Les lignes et les courbes rythmiques et filigranes représentent délicatement les vallées et les sommets, tandis que les hachures plus denses et plus audacieuses évoquent la présence de la roche et de l’ardoise. Ces contrastes forts permettent aux motifs de s’intégrer parfaitement à la nature et à l’architecture.
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