La scène musicale au Luxembourg – une analyse 3/3

10 juin. 2021
La scène musicale au Luxembourg – une analyse 3/3

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Une dualité artiste | manageur*euse

Au Luxembourg, les artistes disposent de nombreux dispositifs d’accompagnements, de la part du ministère de la Culture, du FOCUNA, de Kultur|lx pour la diffusion hors des frontières, de la Sacem pour les droits, des centres culturels et festivals … la liste est longue.

Mais la grande question pour l’artiste d’aujourd’hui – celui qui peut maintenant, grâce aux réseaux sociaux et plus largement le web, assumer seul sa carrière –, est de savoir quand, comment et pourquoi être « accompagné ». Car, si certains artistes auront réussi le tour de passe-passe de l’autogestion, celle-ci n’est pas dans les cordes de tout le monde. Alors, à quel moment un artiste peut et doit-il être accompagné par un tiers ? « Il n’y a pas de formule toute faite et donc pas une réponse unique à cette question » répond Giovanni Trono, « Head of music » pour Kultur|lx.

Il y a d’abord le facteur « amical » déjà mentionné dans ce dossier, amenant l’artiste et le*a manageur*euse à débuter leurs carrières et à grandir ensemble, main dans la main. L’un des scénarios les plus répandus et « peut-être le plus sain car il y a une vraie relation de confiance qui s’en dégage », d’après Trono.

Ensuite, il s’agit de comprendre que le*a manageur*euse professionnel*le s’attendra d’un artiste d’avoir trouvé son identité et acquis une certaine expérience en cours de route, avant de lui proposer un accompagnement plus spécifique. Comme l’argumente encore Trono, « les artistes apprennent au fur et à mesure, en expérimentant différents styles de musiques avec différents musiciens. Savoir où on veut aller avec son projet peut aider à s’engager dans une relation professionnelle avec un manager ».

Tout dépend des ambitions de l’artiste et comment il veut faire évoluer sa carrière. Dès le départ, l’artiste gère l’ensemble de ce qui fait corps avec sa pratique musicale et artistique, de la communication à la recherche de dates pour montrer son travail. « Il fait en quelque sorte déjà le travail d’un manager. Il booke le show, vérifie les fiches techniques, se charge de la facturation, du financement, des communiqués… », explique Tom Karier, manageur de Mutiny on the Bounty et Them Lights.

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Reeperbahn festival reception 2019 © Norman Gosch

Néanmoins, c’est une étape que l’artiste devra dépasser, tant ce travail est laborieux et chronophage, et l’empêche de se consacrer pleinement à la création artistique. S’il veut et peut assumer cette double casquette, rien ne le retient, mais force est de constater que ce sont des rôles et métiers très différents nécessitant des compétences pointues. Alors il s’agit de déléguer ce travail à quelqu’un d’autre : « le mieux serait d’impliquer une personne qui se charge du développement de carrière dès que possible », conseille Karier, et David Galassi, impliqué à plusieurs niveaux chez Konektis et De Läbbel, d’ajouter : « souvent ces collaborations commencent trop tard, ou s’arrêtent trop tôt dû au manque de cadre et de structures ».

Si certains musiciens ont d’autres partenaires pour faire avancer leur carrière, Stéphanie Baustert défend sa cause. Elle explique les atouts maîtres d’un manager, qui contrairement à d’autres professionnels du secteur, « a un aperçu complet de la carrière de l’artiste, pas uniquement d’un seul aspect. Il voit “the big picture“. Et par rapport à l’artiste lui-même, il a une position plus objective, des idées fraîches et peut agir comme “buffer“ entre l’artiste et le monde extérieur ». Mais les avis divergent : « Un manager est utile pour les artistes qui n'ont pas vraiment les compétences de diriger leur propre mini-entreprise. Pour les autres, il est plus intéressant d'être leur propre manager et ainsi ne pas perdre une partie de leurs revenus », précise Serge Tonnar.

En fin de compte, il est question de « priorités stratégiques et de répartition des responsabilités et de la charge de travail », comme l’explique Olivier Toth. C’est une réflexion que l’artiste doit mettre en balance face à son processus créatif, l’organisation globale de sa carrière et son développement. Toth parle à juste titre de « sparring partner », pour qualifier cet accompagnement. Il met néanmoins en garde : « une simple amitié peut être le début d'une relation d'affaires. Toutefois, ce nouveau manager, émergeant tout comme l'artiste, n'est peut-être pas toujours un professionnel accompli. Il peut à ce moment-là être intéressant de commencer à travailler avec un professionnel du secteur musical spécialisé afin d’amener le projet plus loin ». Il est aussi question de mise en réseau, et un manageur professionnel a, a priori, accès à un carnet d’adresses fourni qui pourrait donner un coup de pouce à une carrière musicale.

Oublier « la peur de l’échec »

L’un des conseils primordiaux que l’on peut retenir est qu’il est important d’être patient et de ne pas se décourager. « Le monde de la musique est un monde très dur et compliqué et les échecs font partis du processus », explique Giovanni Trono. Si la motivation, l’activité et une forme d’omniprésence sont reines dans le domaine, Trono ajoute qu’« il ne faut pas avoir peur d’écrire des centaines de mails et ne pas se décourager quand on ne reçoit que 2 réponses ».

Quand on s’attaque au booking, il est important de se préparer en faisant des recherches. Stéphanie Baustert conseille « d’essayer d’avoir un maximum d’infos sur la salle, le festival ou le programmateur et de lui proposer quelque chose qui fait du sens pour lui ». Tout en précisant, en contradiction avec Giovanni Trono, « qu’il faut éviter d’envoyer des mails de masse, même si c’est tentant car ça va vite ».

Kulturfabrik

FBG Kufa Esch Alzette 2020 © Lugdivine Unfer

Trouver des dates est le sacerdoce d’un musicien. Serge Tonnar met son expérience personnelle au service d’un conseil : « organiser soi-même des concerts et tournées dans des lieux inhabituels, sans attendre d'être invité par des organisateurs. Créer un programme et un concept qui peut être joué en suite ». Il peut aussi être bénéfique au début de se mettre en lien avec d’autres artistes. « Faire venir jouer un artiste au Luxembourg et se faire inviter par lui ou elle dans leur pays est quelque chose qui fonctionne assez bien », explique encore Trono. Baustert le rejoint sur ce point. « Il faut élargir son réseau, sortir de chez soi, rencontrer des gens, collaborer avec d’autres musiciens, aller à des événements pros ». Des propos complétés par David Galassi, qui rappelle les problématiques instruites dans les premières parties de ce dossier. « Il faut prendre en considération le manque d’un vrai marché local et le fait qu’il est très difficile de vivre uniquement de sa musique au Luxembourg ».

Cette mise en réseau profite à tout le milieu. Et au-delà encore, Internet est une source d’opportunités si tant est que le projet y trouve son positionnement par une originalité, un contenu nouveau et intéressant, et surtout grâce à la qualité, pour se démarquer dans la foule. « L’image qu’on veut véhiculer est très importante car, à côté de la musique, le visuel compte beaucoup de nos jours. Une présentation stylée, dans l’air du temps encadre le contenu musical », rappelle Giovanni Trono pour mettre en garde qu’ici aussi, « il n’y a pas de formule toute faite ».

Les personnes interrogées s’accordent pour souligner qu’il n’y a pas une méthode unique pour avancer. Pour Olivier Toth, l’artiste doit être « innovant, notamment au niveau artistique et en matière d’image ou de communication, réussir à se démarquer et se créer une communauté. Puis être proactif et créer des connexions avec les acteurs culturels ». C’est souvent le même refrain qui revient chez les professionnels du secteur, en surlignant l’importance de la qualité. « Une chose qui est rarement soulignée », explique Tom Karier, « si vous faites de la bonne musique, des titres honnêtes, vous allez le trouver votre public ! ».

Et c’est en effet une question importante que de se demander qui est son public. Pour se faire, certains appellent à une sorte d’étude de marché. « Faire connaitre son travail au grand public est relativement facile, les réseaux sociaux offrent un tas de possibilités pour toucher des cibles définies. Pour les médias, nous partons du même principe… », instruit Tom Karier, pour que Giovanni Trono tranche brutalement, « C’est dur, mais c'est l'industrie qui choisit si oui ou non elle décide de faire vivre tel ou tel artiste. Alors si l'artiste ne plaît pas à l'industrie … ». Tonnar préfère mettre le holà là-dessus, en expliquant qu’il ne faut « pas trop se fier au marketing mainstream, mais trouver des approches très personnelles et inhabituelles de se présenter ».

Ainsi, si la professionnalisation d’un artiste musical est rare au Luxembourg, elle n’est pas impossible non plus. Elle vient, pour David Galassi « d’une vision claire de son projet, de la volonté, de la discipline et du talent ». Toutefois, sans vouloir décourager quiconque, l’artiste doit être patient, persévérant, et réaliste. « Développer une carrière prend des années », conclut la manageuse Stéphanie Baustert.

Et pour quelques dates de plus…

Toujours est-il qu’il faut pouvoir jouer beaucoup au début, sans bouder les petites salles, et sans hésiter à organiser ses propres concerts. « Un concert d’échange avec un artiste étranger n’est jamais un mauvais exemple », rappelle Tom Karier en écho à Giovanni Trono (cf. ci-dessus). Serge Tonnar rappelle également cette ligne primordiale à suivre, qui est de « se créer d'abord son petit cercle de fans avec des moyens de promotion qui permettent d'atteindre directement le public. Court-circuiter les médias traditionnels, qui ne font pas vraiment leur boulot d'intermédiaires (définition de média), mais devenir "incontournable" avec ses propres moyens ».

Like A jazz Machine

Like A Jazzmachine @ Marc Lazzarini Ville de Dudelange

Trouver la salle, le promoteur, l’événement qui est susceptible de correspondre à la musique que l’artiste invente… c’est une quête absolue, alors que l’approche diffère entre les structures publiques et privées. Les premières privilégiant la musique, le projet global par rapport à leur public. « Que vous soyez déjà des futures stars ou non ne devrait pas être un critère, en principe », précise Karier. Les secondes observent la valeur du projet, malgré l’indéniable passion des décideurs de ces salles. « Vous ne serez pas engagé en tant que tête d’affiche si vous n’avez pas de fans qui achèteront des tickets », explique Tom Karier.

Côté « publique », John Rech, directeur de l’Opderschmelz et Marc Scheer, programmateur musique de la Kulturfabrik, donnent priorité à la qualité des projets musicaux proposés. « Nous travaillons, avec un budget annuel fixé à l’avance, autour de la mission que nous nous sommes donnée et qui est de décliner un programme varié de qualité », argumente John Rech. La qualité oui, et ce, sans distinction territoriale, à la lumière du choix symbolique qu’a fait la Kufa en invitant Sacha Hanlet pour son projet Them Lights à profiter de la résidence triennale. Comme l’explique Marc Scheer, au sujet de ses choix de programmation, « ce n'est pas important que ce soit un Luxembourgeois ou non, il n'y a pas de différence pour moi, on doit être fier de nos groupes qui sont prêts à jouer partout en Europe. Il faut les mettre en première ligne, au même niveau que les artistes internationaux ».

De son côté, Serge Tonnar invite à investir plus dans les artistes, « surtout régionaux », que dans le fonctionnement des institutions justement, et aimerait que celles-ci évitent, « d'inviter des stars qui demandent des cachets exorbitants. Il faut faire confiance aux artistes régionaux et les programmer plus souvent, en séries, et partout dans le pays. Soutenir des artistes à long terme avec des résidences, des partenariats ».

Des cachets pour vivre ou survivre ?

« C'est tout à fait normal qu’un artiste fasse un autre job à côté, c'est assez spécifique au Luxembourg parce que la vie y est très chère, et qu'il est difficile de survivre et de se concentrer seulement sur sa musique… », se désole Marc Scheer.

Au Luxembourg, il y a ce mythe comme quoi la plupart des musiciens ont une profession principale et donc un revenu fixe, leur permettant souvent de ne pas demander de cachets trop élevés. Un point qui divise les professionnels du secteur, car s’il est avéré, il induit des conséquences majeures pour les musiciens et groupes professionnels qui tentent de vivre uniquement de leur musique.

Serge Tonnar

Serge Tonnar © Claude Piscitelli

À ce sujet Tom Karier monte au créneau. Il explique que le Luxembourg paye assez bien, comparé à d’autres pays. « Est-ce vraiment le cas ? Les institutions publiques sont très correctes au Luxembourg sur ce point. Évidemment, la valeur de l’artiste régit le nombre de tickets vendus et le prix du cachet. Donc au début lorsque vous n’avez pas encore grand-chose à présenter, pas d’expérience, pas de singles, pas de concerts, pas de fans… Il ne faut pas s’attendre à des cachets énormes ».

D’autres, comme David Galassi, expriment pourtant un certain mécontentement face à certains promoteurs ou organisateurs d’événements qui « essaient toujours de baisser le prix des gages des artistes professionnels ou bien ne se rendent pas compte de la réalité, à savoir : combien coûte une production professionnelle ». Une idée débattue par Loïc Clairet qui parle de « disparité des cachets » mais aussi « d’une mauvaise perception de la valeur artistique du projet. On peut souvent entendre “Il est cher donc il est bien !“. Mais le prix ne donne pas la valeur d’un travail, d’une émotion, d’une sensibilité ».

Du côté de la Rockhal, Olivier Toth a un avis très tranché sur la question. « Si un projet artistique vit uniquement de sa musique c’est qu’il en a les moyens et qu’il est relativement viable pour le faire ». Tout en allant plus loin dans le débat, en évoquant la création d'une multitude de sources de revenus, « susceptibles de nourrir les ambitions de la professionnalisation tout en donnant une autre perspective de viabilité ».

Alors, si mythe il existe bel et bien, c’est tout naturellement une problématique pour un programmateur de salle qui calculera le cachet de l’artiste en fonction du nombre de spectateurs qu’il pourra attirer. « C’est cela qui établira sa “valeur de marché“ et donc le montant de son cachet. J’ose espérer naïvement qu’à la fin, l’artiste sera rémunéré à sa juste valeur. Malheureusement, ce n’est pas encore toujours le cas », explique savamment Giovanni Trono.

Et ça peut se comprendre « économiquement », en fonction de la popularité d’un groupe, mais moins « artistiquement ». C’est ce que relève Tonnar, qui se désespère de voir que les musiciens indépendants sont ceux qui gagnent le moins dans tout le système, « moins que tous les bookers, fonctionnaires, organisateurs, techniciens, femmes de ménage… Pourtant ce sont eux qui fournissent le contenu, et donc la raison d'être des autres métiers ».

Kulturfabrik

© Kulturfabrik

Dans une idée de transparence dans leur rémunération, certains vantent des systèmes transparents. « Je ne peux pas parler pour toutes les salles, mais chez nous, nous avons instauré une grille tarifaire », explique John Rech. Ainsi, un artiste de première partie ne touchera pas la même chose que celui de la seconde, même chose entre un artiste amateur et un « professionnel ». Même si Rech l’admet aisément, « j'ai un énorme respect pour les artistes amateurs, qui à côté de leur boulot investissent du temps dans la musique pour arriver à un très bon niveau ».

Nonobstant, force est d’entendre que la « valeur économique » varie d’un statut à l’autre au détriment de la valeur artistique. Comme l’explique Stéphanie Baustert, « cela ne joue presque aucun rôle dans le jazz et la musique classique/contemporaine où tous les musiciens sont professionnels ». Et Tom Karier d’ajouter, « malheureusement le statut d’un musicien rock/pop par exemple reste toujours en-dessous d’un musicien jazz ou classique. Donc la question reste : pourquoi cette disparité ? ». Une certaine régulation faisant défaut, comme le souligne aussi Tonnar. « Le problème principal n'est cependant pas le statut professionnel des artistes, mais les décalages énormes par secteur (rock, jazz, classique) et par origine (artistes régionaux vs. artistes internationaux) ».

Et c’est finalement l’immense question finale de ce dossier, qui pourrait trouver réponse dans les statuts d’artiste ou à travers l’intermittence que le Ministère donne déjà en solution à une professionnalisation « décente ». Quoique manageure*euse ou bookeur*euse n’y ont que rarement accès…

Alors, à quand une professionnalisation sans « jugement de valeur », et de « tous les acteurs » du secteur musical luxembourgeois ? Car les spécificités du pays Grand-Ducal pourraient bel et bien être ses qualités, force est de l’entendre par la bouche de Serge Tonnar : « un changement de paradigme est nécessaire. Au lieu de vouloir imiter le business international, trouvons des solutions réalisables ici, avec des approches insolites et créatives ».