Anise Koltz : poétesse hors du temps

24 mar. 2023
Anise Koltz : poétesse hors du temps

Article en Français
Auteur: Isabelle Debuchy

Le 1er mars dernier, on apprenait le décès à 94 ans d’une grande dame et poétesse européenne Anise Koltz. Au concert d’éloges, nous ajoutons notre voix.

Faites l’expérience : ouvrez un livre de poésies d’Anise Koltz (1928-2023), vous vous sentirez happé dans un continuum spatio-temporel. : « Dans chaque vie/il y a une autre vie//Je suis née et pas née//Ma mort/n’a ni fin/ni commencement » (1) Au cours de son existence, la poétesse semble avoir été mue par un perpétuel étonnement, un questionnement sur ce mystère infini de l’avant de la naissance. Sans doute a-t-elle été surprise par Atropos, l’une des trois Parques de la mythologie grecque, qui a mis de manière inflexible un terme à son existence ; a rompu le fil du tissage de ses mots, de la marche poignante de ses vers âpres et concis.

Son œuvre, selon son éditeur, est « vouée à l’incertitude, à l’inquiétude de ne pas formuler l’essentiel, c’est-à-dire une réalité qui échappe sans cesse, qu’il s’agisse de sa part visible ou du côté caché des choses ». De fait, ses recueils de poèmes souvent singuliers traduisaient la force d’une vision et leur fulgurance, comme une invitation à vivre l’existence avec exigence. « Ma vie est un livre que je n’ai pas écrit/je l’accomplis malgré moi/page par page/ignorant ce que je vis/ ce qui m’attend// je suis le cauchemar d’un Dieu fou. » Ce poème Qui écrit ? petit conte oral de l’identité révèle la quête de transcendance de la poétesse, au-delà d’un destin personnel. À présent, à sa manière, Anise Koltz a décidé de traverser le temps. Elle nous a bien tous prévenu : « Je continuerais l’écriture/avec le bout de mes os… » (2).

Attachée au Grand-Duché

Elle a toujours écrit depuis sa terre luxembourgeoise et dès les années quatre-vingt en français, abandonnant l'allemand, sa première langue littéraire. Langue délaissée, car son époux, le docteur René Koltz - directeur de la Santé publique et directeur du domaine Thermal de Mondorf - avait été torturé par les nazis pendant la guerre.

Avec lui, la poétesse a créé, en 1963, les Biennales de Mondorf, sans doute inspirées par les Rencontres multiculturelles de Colpach qu’Aline et Emile Mayrisch (son grand-oncle), avaient organisées durant l’entre-deux-guerres. Jusqu’en 1974 les Biennales de Mondorf contiueront et prendront un nouvel essor de 1995 à 1999 avec les Journées littéraires de Mondorf.

Auteure prolifique, elle a publié au rythme d’un à deux recueils par an, principalement aux éditions Phi à Luxembourg, puis chez Arfuyen. Ses textes ont fait en 1966, leur entrée dans la collection bilingue « Autour du monde » animée par Pierre Seghers. Pour célébrer ses 50 ans d’édition, la prestigieuse collection Poésie de l’éditeur Gallimard a publié une anthologie de son œuvre intitulée « Somnambule du jour ». Et en 2018 : c’est la consécration, Anise Koltz est couronnée par le Prix Goncourt de la Poésie Robert Sabatier pour l’ensemble de son œuvre. On ne comptera pas les distinctions reçues au cours de sa carrière (3). Elle a été aussi membre de l’Académie Mallarmé (Paris), du Pen-Club de Belgique et de l’Institut Grand-Ducal des Arts et des Lettres (Luxembourg) et présidente honoraire de l’Académie Européenne de Poésie. Ce qui en a fait une remarquable ambassadrice de la poésie et de la création littéraire luxembourgeoise.

L’intifada du langage

La poésie devait selon Anise Koltz, témoigner du déroulement de notre époque. « Or jamais dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu siècle plus barbare que le nôtre. Et les horreurs continuent et se multiplient dans tous les coins du monde. Nous sommes impuissants face à tant de misère, de corruption et de manipulation. Faut-il passer devant des drames qui ont lieu, les yeux fermés de peur d’être soi-même broyé par la violence ? ». « Le langage est notre ultime refuge », assénait-elle inconsolable. Cette détermination pacifique donnait le sens de sa poésie dans un monde brutal, où la lumière de ses vers semblaient toujours teintés d’ombres. Inlassable artisane de l’intensité des mots, des surgissements de leurs rythmes et de leurs vibrations, elle n’avait de cesse que de « Casser le mot/ comme une noix/ en extraire le noyau/ le broyer entre les dents /le recracher au poème » (4) Brièveté des paradoxes et des images, le legs d’Anise Koltz est immense et ses vers résonnent dans nos esprits : « sur le fragile pont du langage… » « Nous inventons de mondes de mystères/des éternités momentanées. » (5).

Isabelle Debuchy

(1) Un monde de pierres (Arfuyen, 2015)
(2) Le cri de l’épervier, dans Somnambule du jour, Poèmes choisis (Gallimard, 2016)
(3) Liste non exhaustive des prix littéraires reçus par Anise Koltz et notice autobiographique : https://www.autorenlexikon.lu/
(4) L’ailleurs des mots © (Arfuyen 2007)
(5) Un monde de pierres (Arfuyen, 2015)

Pour écouter les poèmes lus par Anise Koltz : Lyrikline. https://www.lyrikline.org/fr/auteurs/anise-koltz

Illustration : Ivà Mràzkovà

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