18 fév. 20221913 : l’explosion du poème français
« 1913, l’année où le poème français a explosé » est le thème de la conférence du 9 mars de Jean Portante, poète romancier et traducteur luxembourgeois. Il dessine les contours de cette année artistiquement exaltante d’avant-guerre. Peintres, musiciens et écrivains d’alors tentent de nouvelles expérimentations et élargissent les frontières de l’art, brisent le carcan formel dans lequel ils évoluaient. Rencontre avec Jean Portante autour de sa conférence, prémices de la quinzième édition du Printemps des poètes en avril.
Tout commence en octobre 1913 dans l’atelier des Delaunay, la peintre Sonia Delaunay et le poète inconnu Blaise Cendrars déplient devant Chagall, Apollinaire, Modigliani, Fernand Léger, et bien d’autres artistes et curieux, une grande feuille de papier pliée en accordéon… Apparaît une œuvre de deux mètres de long où du côté gauche, il y a une symphonie de couleurs, du droit un long poème de plus de quatre cents vers. Son titre : La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France.
Le poète Jean Portante
Vous articulez votre conférence autour de cet évènement. Pouvez-vous la replacer dans un cadre spécifique, est-ce celui du Printemps des Poètes ?
Au départ, il y a eu la conférence, née du désir commun du directeur de la Bibliothèque nationale, du mien. Étant donné que la date retenue était le 9 mars, à l’initiative de la directrice de l’Institut français, elle s’est logiquement inscrite dans le cadre du mois de la francophonie, où j’ai d’ailleurs d’autres activités, une master class d’écriture entre autres, à l’Institut français.
En quelques mots comment qualifieriez-vous cette année 1913 ?
1913 est, pour le renouveau de la poésie française, une année de rupture cruciale. C’est le moment de la publication d’Alcools d’Apollinaire. C’est aussi celui de la parution de Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, de Blaise Cendrars. Et se consolide dans le paysage éditorial français l’œuvre majeure de Valery Larbaud, à savoir Les poésies de A. O. Barnabooth. En d’autres mots, 1913 est l’année qui acte définitivement l’explosion du vers classique et l’avènement dans le poème du vers libre. Le poème entre du modernisme dans la modernité. C’est, disons, l’explosion du « monde d’hier », pour reprendre une formule de Stefan Zweig. La Première Guerre mondiale, quelques mois plus tard, dans laquelle d’ailleurs Apollinaire a été blessé à la tête, alors que Cendrars y a perdu son bras droit, fera, elle, exploser, dans une boucherie industrielle sans précédent, toutes les valeurs que les humains avaient accumulées des siècles durant. De cette destruction, que sur le plan artistique l’on retrouvera chez les dadaïstes, puis les surréalistes, l’art du XXe siècle a pu naître en faisant table du rase du passé.
Cette année vous intéresse-t-elle particulièrement parce qu'elle fait écho à 2022, à cet entre-deux ?
1913 est plutôt en contraste flagrant avec 2022. À la veille de la Première Guerre mondiale, les avant-gardes artistiques avaient la parole. Elles se bousculaient au portillon pour pousser à la révolution culturelle et artistique, tout comme les avant-gardes politiques poussaient à la révolution sociale culminant dans le triomphe de la Révolution d’Octobre. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Alors que les avant-gardes du début du XXe siècle montraient le chemin, servaient de boussole, personne ne sait, en 2022, vers où aller rechercher le renouveau.
Les avant-gardes de l’époque, elles, en ont fini avec le passé et ont immédiatement construit le futur. Notre présent à nous, est lesté par le passé, alors que l’avenir ne se présente pas. Nous n’avons pas de boussole. Ce qui fait qu’en tout nous oscillons sans cesse, entre le « ne déjà plus » et le « ne pas encore ». Nous sommes coincés entre un passé qui n’en finit plus de passer et un avenir qui ne veut pas venir. L’horizon est bouché, mais il n’y a pas de retour en arrière possible. Nous sommes donc, en 2022, condamnés à un néfaste sur-place.
Poète et attentif aux voyages des mots, y aurait-il de nouveaux mots ou de nouvelles expressions que vous affectionnez particulièrement ? Des mots perdus que vous regrettez ?
Un écrivain, un poète, aime tous les mots. Dès qu’il se met à en préférer certains au détriment d’autres il se renie et les renie. Les mots sont la matière première de son travail. Il doit certes à tout moment trouver le mot juste, mais en aucun cas il n’instaure une hiérarchie. Il est donc heureux quand de nouveaux mots naissent. Ce qu’il n’aime pas, c’est quand ces mots nouveaux participent de la mode du moment. Parce qu’à trop en user, on les use. Je pense que nous en sommes là aujourd’hui. Nous sommes face à des mots usés qui, par l’usage trop intensif, se sont vidés de leur sens, et sont donc jetables quand la mode passe à autre chose. Le travail du poète, de l’écrivain, c’est de remettre du sens dans les mots, afin qu’ils disent non seulement ce qu’ils disent, mais également ce qu’ils taisent.
Vous parlez de la poésie comme d’acte de résistance, est-ce particulièrement vrai en 2022 ?
De tout temps, la poésie a été le trésor de la langue. Quand de partout elle est assaillie, la poésie la protège, lui offre un abri, la fait passer aux générations futures. On peut appeler cela un acte de résistance. Mais il n’a rien d’héroïque, ni de prémédité et, surtout, il n’a rien à voir avec le poème militant qui dénonce les injustices. Chaque vers est en ceci un acte de résistance, qu’il fait tout pour que les mots, tous les mots, survivent. En écrivant des poèmes, le poète sauve les mots de leur disparition. En en forgeant de nouveaux, il élargit le domaine de la parole. Je le répète, ce n’est pas un geste militant réfléchi. Même si le poète ne dénonce rien, il s’oppose à l’usure des mots. Chaque poème est, dans ce sens, une guerre contre la perte généralisée de sens qui, ailleurs, dans le discours politique, médiatique, scolaire, social, etc., fait chaque jour son sournois travail de sape.
Pouvez-vous me parler des coulisses d'une telle conférence ? Qu'en attendez-vous ?
Difficile, pour un conférencier, de dire ce qu’il attend de son propos. J’estime qu’il faut savoir d’où nous venons avant de nous demander où nous allons. Avec ma conférence je peux y contribuer modestement en montrant comment les ruptures radicales d’hier ont rendu possible l’éclosion de l’art que nous avons pu admirer tout au long du XXe siècle. Et peut-être que ceux qui viendront m’écouter se diront que, si nous voulons que le XXIe siècle soit aussi riche que le XXe, il est grand temps que s’opèrent des ruptures tout aussi radicales que celles des deux premières décennies du siècle passé.
Conférence : le 09/03/2022 19:00 à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, 37D avenue John F. Kennedy L-1855 Kirchberg - Evènement sur réservations uniquement - bnl.public.lu
Dernière parution du poète Jean Portante : « Jadis je disait » - éditions Phi. 120 pages - ISBN13 9782919791682 - 15 euros
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