L’art numérique, une interface entre deux univers

12 avr. 2021
L’art numérique, une interface entre deux univers

Article en Français
Auteur: Pablo Chimienti

Le festival Multiplica est de retour avec le deuxième week-end de sa programmation 2021 les vendredi 16 et samedi 17 avril. Son objectif, comme le précise le site internet des Rotondes, est de démystifier la « société digitalisée d’aujourd’hui à travers des œuvres numériques, des rencontres et des ateliers participatifs ». Une manifestation totalement dans le principe des lieux et de ses « Explorations culturelles » qui propose cette année sa troisième édition après une première soirée en 2015 suivie de deux éditions biennales en 2017 et 2019.

« Cette année nous avions prévu une troisième édition comme les précédentes, sur trois jours le dernier week-end de février. À cause de la situation sanitaire, nous avons préféré répartir la programmation sur quatre week-ends pour garder une certaine flexibilité sachant que nous avons des artistes qui viennent de l’étranger », explique son programmateur, Yves Conrardy, responsable programme socioculturel et événementiel des Rotondes.

Le festival est une des rares manifestations – « une trentaine dans le monde » – entièrement dédié aux « arts et réalités numériques ». De quoi s’agit-il ? « L’art numérique est simplement de l’art fait à partir d’un moyen technologique, numérique. Autrement dit à travers un ordinateur, une software ou un codage » explique le responsable, et d’ajouter : « Après, c’est un terrain très vaste et difficile à résumer, tellement il y a de bifurcations possibles ! »

LVD © Frederick Thompson 

Simple, basique. Mais la définition nous laisse sur notre faim - du coup, nous sommes allés voir du côté de Wikipedia. « L'art numérique désigne un ensemble varié de catégories de création utilisant les spécificités du langage et des dispositifs numériques, ordinateur, interface ou réseau. Il s'est développé comme genre artistique depuis la fin des années 1950. Portée par la puissance de calcul de l'ordinateur et le développement d'interfaces électroniques autorisant une interaction entre le sujet humain, le programme et le résultat de cette rencontre, la création numérique s'est considérablement développée en déclinant des catégories artistiques déjà bien identifiées. En effet, des sous-catégories spécifiques telles que la « réalité virtuelle », la « réalité augmentée », « l’art génératif », « l’art interactif », « l’intelligence artificielle » viennent compléter les désignations techniques du Net-art, de l'imagerie numérique ou de l'art robotique » nous dit l’encyclopédie libre sur internet. Un terrain vaste et divers donc, dont Multiplica, « ne montre qu’un toute petite partie » note Yves Conrardy.

« À la frontière du design, de la recherche et du développement avec quelque chose de très technologique tout en gardant un aspect artistique  »

Il y a deux ans, lors de sa deuxième édition, la manifestation proposait des installations, des performances et des concerts. L’idée des organisateurs est clairement de proposer une « exploration des arts numériques » et d’« emmener le public dans ces explorations ». Sans oublier de donner un espace aux créateurs luxembourgeois qui se penchent sur ces arts numériques.

Parmi eux, Laura Mannelli, architecte de formation et artiste spécialisée dans les mondes virtuels. « Mon premier job en tant qu’architecte ne consistait pas à construire, mais à aider des marques à s’implanter sur Second Life. Une mission pour laquelle il fallait une bonne compréhension de l’espace et des mouvements des personnes » explique-t-elle. « De là, très vite j’ai commencé à réfléchir sur les mondes virtuels en me baladant dedans, en vivant dedans carrément, en ayant des chantiers virtuels… et j’ai commencé à développer plein de projets autour de ça » poursuit-elle. Pour celle qui a exposé ses œuvres dans des manifestations comme la Nuit Blanche parisienne ou le Festival accès)s( à Pau, ainsi que dans des institutions comme le Palais de Tokyo à Paris ou le Grand Palais de Lille, l’art numérique est « à la frontière du design, de la recherche et du développement avec quelque chose de très technologique tout en gardant un aspect artistique ».

Inworld © Laura Mannelli, design immersif © Frederick Thompson  

Un art où l’artiste est rarement seul, qui demande de nombreuses compétences et donc des collaborations avec des professionnels qui font entièrement partie de la réflexion artistique ce qui, à la fin, « donne des choses qui t’emmènent bien plus loin que ce que toi tu avais imaginé au départ seul dans ton coin ». Du coup, pour elle, l’art numérique est, « avant tout une intelligence collective qui se met en place pour mettre en place des projets complexes, comme des écosystèmes avec beaucoup d’engrenages et qui possède ce côté un peu magique qui fait que, à la fin, on arrive à un résultat complètement hybride, protéiforme ».

Du coup, ses différentes œuvres sont « des scénographies, des installations mais aussi des pensées sur l’art numérique et ses espaces qui ne sont pas nécessairement technologiques ». Ceux qui ont découvert le film en réalité virtuelle Ayahuasca (Koskik Journey) de Jan Kounen l’an dernier à l’abbaye de Neumünster n’ont probablement pas oublié l’installation sonore et la scénographie qui l’accompagnait. Elles étaient toutes deux signées Laura Mannelli, tout comme l’installation du premier Pavillon VR du Luxembourg City Film Festival en 2017 ou encore le 17e trou du minigolf imaginé par les Rotondes en 2018.

Mais ses œuvres peuvent aussi être impalpables telles des expériences de réalité étendues, des réflexions sur l’envers de l’espace, une interface entre deux univers. Car pour l’architecte, « un espace n’est pas nécessairement défini par quatre murs.  Il y a des espaces très différents: espace imaginaire, espace construit, espace de pensée… les arts immersifs permettent de bouger ces lignes » ajoute cette passionnée par « l’envers de l’espace », par « la dématérialisation qu’amènent les nouvelles technologies » tout comme par « le storytelling immersif ».

Un storytelling immersif qui sera extrêmement poussé dans sa prochaine œuvre, prévue au pavillon de la source Bel-Val : 1.000 m2 où l’artiste poussera le visiteur à aller d’un point à un autre de manière inconsciente à travers un vaste déploiement sonore et une narration faite de petits et grands bruits. Un travail inspiré du monde des jeux vidéo avec différents « levels », la prise en compte de l’aspect aléatoire des décisions du participant, etc.

« Un art entre le livre et le théâtre, mais avec un résultat plutôt cinématographique »

L’espace et le son semblent être les points cardinaux de ces œuvres immersives, avec le travail en équipe et le besoin d’un langage commun. C’est vrai pour Laura Mannelli et c’est tout aussi vrai pour le duo Karolina Markiewicz & Pascal Piron.

Stronger than memory and weaker than dewdrops © Karolina Markiewicz et Pascal Piron 

Venus, elle de l’écriture, lui de la peinture, le binôme a choisi la vidéo et le film en tant que compromis artistique depuis ses débuts en 2013. On leur doit les documentaires Les FormidablesMos Stellarium ou encore le tout récent Les Témoins Vivants, mais les deux artistes ne se sont jamais rien interdit. On leur doit également des mises en scène de théâtre – Philoktet –, des installations – Everybody should have the right to die in an expensive carNeon Thoughts , des projections vidéo – The Uncertainty Principle – ou encore des expositions – A few people laughed, a few people cried, most people were silent  etc. Une polyvalence qui semblait les prédestiner à expérimenter les arts immersifs. Pourtant au départ, le duo était plutôt réfractaire au numérique.

« Il y a 5 ans, Carole Kremer du Creative Europe Desk nous a proposé de nous inscrire à une formation à Munich pour faire de la réalité virtuelle, encadrés par des spécialistes du monde entier » se rappelle Karolina Markiewicz. « On a postulé en disant que à priori ça ne nous intéressait pas du tout la VR, qu’on n’y croyait pas vraiment mais que ça nous intéressait d’apprendre quelque chose de nouveau. On a été sélectionnés et là on s’est rendu compte que presque tous les participants avaient un peu connu le même parcours que nous ; Ils avaient commencé par la vidéo, le théâtre ou l’écriture avant de s’intéresser aux arts numériques ; très peu étaient des spécialistes de la technique ».

Sans délaisser les autres formes d’art, le duo a ajouté, suite à cette formation, la flèche des arts numériques à leur déjà très riche arc artistique. « C’est une façon de raconter des histoires d’une autre manière. La réalité virtuelle a été rapidement accaparée par le cinéma mais finalement elle s’apparente aussi bien au cinéma qu’au théâtre parce que tu fais une mise en scène et que tu dois créer tout un espace en faisant très attention à la spatialisation du son ».

La VR leur ouvre ainsi de nouvelles possibilités, mais elle ne sied pas à n’importe quel projet. « Désormais, pour chaque projet, on se pose la question : on a une histoire à raconter, comment est-ce qu’on la raconte ? » reprend l’artiste qui voit la VR comme « un art entre le livre et le théâtre, mais avec un résultat plutôt filmique » et comme un art qui sert « à raconter une histoire dans le temps et dans l’espace avec la possibilité de la faire expérimenter de façon immédiate au spectateur grâce à son aspect immersif ».

My identity is this expanse!, Film d'animation en réalité virtuelle © Karolina Markiewicz et Pascal Piron 

Depuis leur plongée dans le numérique, Markiewicz et Piron ont créé deux expériences virtuelles et un film d’animation en VR. Fever a été sélectionné au VR Arles Festival, Sublimation programmé à la 76e Biennale du cinéma de Venise et My Identity is This Expanse vient de remporter le « Best immersive VR Award » au Cinequest Film & Creativity Festival de San José aux États-Unis.

Une mission d’utilité publique

Bref, leur recette fonctionne à merveille. Et le duo ne compte pas s’arrêter là. Leur prochaine exposition monographique, prévue du 18 septembre au 28 novembre 2021 au Casino Luxembourg, « Stronger than memory and weaker than dewdrops » contiendra une bonne dose d’intelligence artificielle, et leur participation à « Freigeister. Fragments of an art scene in Luxembourg and beyond », l’exposition collective prévue au Mudam du 13 novembre au 27 février prochains, sera aussi à travers une œuvre en VR.

Laura Mannelli comme le duo Karolina Markiewicz-Pascal Piron étaient au programme du Multiplica 2019. Pour cette troisième édition, les programmateurs des Rotondes ont décidé d’explorer d’autres pistes.

Mais au-delà de l’art, ce deuxième week-end du Multiplica 2021 tentera surtout de « donner au public des clés d’accès aux arts numériques », précise Yves Conrardy. « Cette année nous avons beaucoup travaillé sur la médiation. Nous proposons de longues interviews avec les artistes pour parler de leurs œuvres, mais aussi, en tant que citoyens, pour leur demander leurs points de vue sur la présence des technologies dans la société ». Ceci dans le but avoué d’utiliser les arts « pour tenter de mieux comprendre les technologies et de questionner de manière pertinente et critique notre société numérique ». Voilà une mission d’utilité publique.

Encadré:

Multiplica - Programme 2021
Week-end #2 du 16 et 17 avril :

  • Ven. 16/4 à 20h30 : Concert : Fabrizio Rat – live a/v with Kaspar Ravel – “Shades of Blue”
  • Sam. 17/4 à 14 h : Atelier : Edit-a-thon: « Rendre Wikipédia plus féministe et plus queer »
  • Sam. 17/4 à 19h30 : projection : « Coded Bias - Les algorithmes ont-ils des préjugés ? » documentaire de Shalini Kantayya (2020).

Week-end#3 du 29 au 31 octobre
Week-end#4 du 3 au 5 décembre.
www.rotondes.lu/fr/programmation/temps-forts/multiplica

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