Arts : la question des origines 2/4

07 jan. 2022
Arts : la question des origines 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Récits d’origine

Dans la plupart des sociétés, la naissance des arts est expliquée par des récits d’origine. Comme le nom l’indique, un récit d’origine explique l’origine d’une chose en racontant comment elle est née. Selon les sociétés, mais aussi selon les arts, il existe trois schémas narratifs : soit l’art a été donné en cadeau aux hommes par des puissances surnaturelles, soit il a été inventé par un héros civilisateur mi-dieu mi-homme, soit il a été inventé par un être humain. Dans une culture donnée le récit de naissance de tel ou tel art est souvent documenté par plusieurs récits concurrents ayant recours à des schémas différents, ou par un seul récit mais qui fait intervenir conjointement plusieurs schémas. 

Du point de vue de l’histoire comparée des cultures, le schéma du cadeau divin et celui d’une invention par un héros civilisateur sont les plus répandues. La raison en est que dans beaucoup de sociétés la naissance des pratiques artistiques est intégrée dans la vision plus large d’une cosmogenèse. Les récits de cosmogenèse proposent de donner une explication narrative de la provenance de tout ce qui, pour une raison ou une autre, importe au groupe humain en question, en particulier parce que cela intéresse la question de son identité. Aussi le récit de l’origine des arts (lorsqu’il y a un tel récit, ce qui n’est pas toujours le cas : il suffit de penser à la Bible) y est-il intégré dans le cadre d’un récit plus vaste qui s’intéresse à la naissance de l’ensemble des pratiques culturelles que le groupe humain en question considère comme ayant forgé son identité et son destin : l’origine du langage, celle de la vie sociale et de ses règles ou lois, la naissance de la maîtrise du feu, l’origine de la chasse, de la domestication des animaux, de l’agriculture, etc. Or, les récits de cosmogenèse situent ces origines en général dans un passé mythique où les dieux et les hommes entretenaient un commerce régulier. La prépondérance des deux premiers schémas narratifs n’est donc pas étonnante.

Le cas de la Grèce antique, dont les récits consacrés aux origines des arts ont fécondé toute l’histoire culturelle européenne jusqu’au XIXe siècle, et même au-delà, montre à quel point ces explications narratives peuvent être complexes et diverses au sein d’une même culture.

Lorsque nous nous posons la question de l’origine des arts dans le monde grec, nous avons tendance à penser en premier lieu aux muses, donc aux divinités féminines (filles de Zeus et de Mnémosyne) qui président au destin des arts libéraux. Mais plutôt que d’être les inventrices des arts, les muses sont les inspiratrices de leurs pratiquants, en particulier des poètes et des musiciens (chez Hésiode et Homère, entre autres). L’origine proprement dite, donc la provenance des arts, était plutôt expliquée dans le cadre des trois schèmes narratifs distingués dans la première partie de cet article.

L’invention de la musique est un cas intéressant, parce que les multiples récits de son origine, qui sont en fait très souvent des récits de l’origine des instruments, font intervenir à la fois des dieux et des héros civilisateurs. Le patron des musiciens était Apollon, joueur de cithare, de lyre et de flute. Associé surtout à la lyre (et la cithare, car les deux instruments se ressemblant beaucoup et sont souvent confondus), dont il n’est cependant pas crédité d’être l’inventeur, il est parfois dit avoir inventé l’aulos (flûte à anse), bien que cet instrument soit lié surtout à Dionysos. D’autres récits créditent Athéna, le père de Marsyas, et Marsyas lui-même de l’invention de l’aulos. L’invention de la lyre est souvent attribuée à Hermès, mais aussi à Linos, le fils de Calliope (la muse de la poésie épique) et d’Apollon (ou, selon une autre version, d'Amphimaros).

Une variante raconte que c’est Apollon qui aurait donné une lyre à Linos, mais que ce dernier l’aurait perfectionné (pour en faire une cithare ?), ce qui, d’après une partie des récits, aurait enragé Apollon qui aurait alors tué Linos. L’invention du syrinx (flute de Pan) est attribuée généralement au dieu Pan : Syrinx était une jeune fille qui pour fuir les assiduités de Pan s’était transformée en roseaux ; dépité, Pan coupa quelques roseaux de longueur différente et se mit à souffler dedans. D’autres récits l’attribuent à Hermès : il aurait inventé le syrinx après avoir donnée sa lyre à Apollon. Olympos ou son fils Marsyas sont eux en général crédités de l’invention de l’harmonie, au sens grec du terme, c’est-à-dire au sens d’échelle et de mode (et non au sens qu’elle a dans les musiques polyphoniques modernes).

Batoni, Pompeo, Apollon avec les muses de la Musique et de la Poésie métrique (1760), Paris, Musée du Louvre.

Batoni, Pompeo, Apollon avec les muses de la Musique et de la Poésie métrique (1760), Paris, Musée du Louvre.

Orphée, qui était un demi-dieu (sa mère était la muse Calliope), est depuis la Renaissance souvent vu comme l’inventeur de la musique. Durant l’antiquité il était considéré plutôt comme l’inventeur du chant accompagné par la lyre, ce qui explique pourquoi il y fut considéré aussi comme un des inventeurs de la poésie.

L’origine de la musique, gravure de Jean Marie Gudin d’après Jean-Louis Ducis (XIXe siècle).  La gravure représente Orphée et Eurydice. Orphée joue ici de la cithare (qui, contrairement à la lyre est jouée à deux mains), alors que généralement il est plutôt associé à la lyre.

L’origine de la musique, gravure de Jean Marie Gudin d’après Jean-Louis Ducis (XIXe siècle). La gravure représente Orphée et Eurydice. Orphée joue ici de la cithare (qui, contrairement à la lyre est jouée à deux mains), alors que généralement il est plutôt associé à la lyre.

On voit que l’invention de la musique relève essentiellement du domaine des dieux et des demi-dieux. Les récits de l’invention de la peinture, ou, plutôt du dessin, sont intéressants parce que, contrairement à ce qui se passe pour la musique, la plupart expliquent son invention par l’ingéniosité proprement humaine. Selon le récit le plus influent, celui transmis par Pline l’Ancien, le dessin aurait été inventé par une jeune fille amoureuse, Dibutade, fille de Butadès de Sicyone, potier à Corinthe. L’amoureux de Dibutade devant partir pour un voyage lointain, la jeune fille voulait garder un souvenir de lui. Profitant du sommeil du jeune garçon, elle posa une lanterne à ses côtés et traça les contours du profil du garçon que la lampe projetait sur le mur derrière lui. Le père de Dibutade, continue Pline, utilisa les contours dessinés pour modeler un portait en argile qu’il fit cuire avec ses poteries, inventant ainsi la sculpture. Ce récit d’origine, bien que « naturaliste » au sens où l’invention est censée avoir été l’œuvre d’individus humains, se situe néanmoins dans un cadre légendaire, aucune trace documentée de l’invention supposée, ni de l’inventrice, n’ayant été transmise. Il semble qu’il en aille de même du supposé inventeur de la fable, Ésope, dont nous n’avons aucune trace historique.

Jean-Baptiste Regnault, Dibutade ou l’invention de la peinture (1786), Château de Versailles. Françoise Frontisi-Ducroux ( « ‘La fille de Dibutade', ou l'inventrice inventée », Cahiers du Genre, 2007/2 (n° 43), pages 133 à 151) note que l’attribution de l’invention de la peinture à Dibutade constitue l’unique exemple dans le monde antique,  d’une invention artistique (ou autre d’ailleurs) attribuée à une femme. Encore, ajoute-t-elle, la motivation de l’invention est l’amour plutôt que la vocation artistique.

Jean-Baptiste Regnault, Dibutade ou l’invention de la peinture (1786), Château de Versailles. Françoise Frontisi-Ducroux ( « ‘La fille de Dibutade', ou l'inventrice inventée », Cahiers du Genre, 2007/2 (n° 43), pages 133 à 151) note que l’attribution de l’invention de la peinture à Dibutade constitue l’unique exemple dans le monde antique, d’une invention artistique (ou autre d’ailleurs) attribuée à une femme. Encore, ajoute-t-elle, la motivation de l’invention est l’amour plutôt que la vocation artistique.

L’invention de la peinture paraît bien simple et prosaïque comparée aux récits de l’origine de la musique qui mobilisent le ban et l’arrière-ban du monde des Olympiens et des héros mythiques. Mais la fonction des récits d’origine des arts n’était pas tant de rendre compte de la genèse et de l’évolution réelle des arts que d’ancrer leur pratique dans un récit de légitimation qui reflétait l’importance (variable selon les arts concernés) que la société accorde aux pratiques artistiques. C’est pour cette raison que l’origine de la peinture, un art placé en-dessous de la musique et de la poésie, et auquel ne présidait aucune muse, pouvait être attribuée aux humains alors que la musique, liée aux mathématiques et aux cultes (apollinien et dionysiaque), ne pouvait avoir qu’une provenance divine.

Partie 3 à suivre.

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