Anne-Mareike Hess

16 mai. 2023
Anne-Mareike Hess

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

En 2018, Anne-Mareike Hess créé Warrior, un solo notoire dans le parcours de la danseuse et chorégraphe, qui, au-delà de sceller sa stature dans le paysage de la danse au Luxembourg, lui permet d’ouvrir avec force et grâce son association avec neimënster. Dans cette résidence au long court, suivront Dreamer et Weaver, deux volets complémentaires à une trilogie dans laquelle Hess déconstruit le stéréotype féminin, et l’identité féminine telle que la mythologie et la culture populaire la conçoivent, la décrivent et la bornent, depuis des millénaires. Dans sa série, Anne-Mareike Hess s’affirme femme, au-delà de toutes descriptions connues, d’abord en guerrière, puis en rêveuse, et enfin tisserande, se muant en autant de symboles pour servir la construction de nouvelles notions variables, par la déconstruction d’anciennes idées fixes. Ainsi, avec elle, nous retraçons cinq années de travail jusqu’à ce stupéfiant final, qui n’a rien d’une fin à proprement parler. Une poignée de questions qui se sont transformées en une véritable et passionnante rétrospective de son parcours et ses aspirations actuelles.

Si d’aventure, certain.e.s lecteur.rice.s ne te connaitraient pas, pourrais-tu te définir en tant qu’artiste, ainsi que ton travail, au regard de ce que tu considères comme les plus grandes étapes de ton parcours ?

Je travaille en tant que chorégraphe et danseuse dans le domaine de la danse contemporaine depuis 2007. Et depuis 2018, je suis directrice artistique de la compagnie de danse « utopic productions ». En tant que danseuse, j'ai travaillé avec un grand nombre de chorégraphes et cela m'a permis de voyager beaucoup et de participer à des tournées en Europe, mais aussi en Chine et aux États Unis. Ce furent des expériences formidables et importantes, et encore aujourd’hui j'ai toujours beaucoup de plaisir de m’investir en tant que danseuse aux projets d'autres artistes. Cependant, je me concentre surtout sur mon propre travail chorégraphique. Ces dernières années, mes propres projets et les tournées ont pris de plus en plus d'ampleur et occupent la majorité de mon temps. Les projets les plus importants de ma carrière jusqu'à présent ont été : « I believe that we are having a dialogue » (2012), « Tanzwut » (2014) et « Synchronisation in process » (2016). Ensuite la trilogie « Warrior » (2018), « Dreamer » (2021) et « Weaver » (2023), dont je viens de finir la dernière partie. Toutes ces œuvres marquent des étapes importantes, car elles reflètent mon développement artistique et ma radicalisation et en même temps m'ont ouvert des portes tant au niveau national qu'international. Ma persévérance m'a permis de tisser un réseau de partenaires entre le Luxembourg, l'Allemagne et la Scandinavie et je suis également présent dans d'autres festivals internationaux. Depuis de nombreuses années, je travaille en étroite collaboration avec TROIS C-L au Luxembourg, Skogen à Göteborg et Dock11 à Berlin. Depuis 2016 je suis « artiste associée » au Weld à Stockholm en Suède. 2020 – 2023 j’étais « artiste associée » au Centre Culturel de Rencontre Abbaye de neimënster. En 2019 j’ai été invitée à enseigner en tant que professeur invitée à l l'Université nationale des arts de Corée à Séoul. Ce fut une expérience intense et m'a également ouvert des contacts en Asie.

Entre 2020 et 2023, tu as été artiste associée au CCR neimënster. Là, au fil des dernières années, tu y développes ton premier solo Warrior (2018) – coproduit par neimënster et sélectionné par le réseau Aerowaves pour intégrer le programme Twenty20 –, puis Dreamer (2021). Weaver est la troisième pièce de danse de la trilogie que tu créées à neimënster, outre ton projet chorégraphique Through the wire et trois projets de recherche. Visiblement, cette résidence permanente t’a permis une stimulation artistique assez unique. Peux-tu revenir sur cette longue période logée à neimënster, entre pandémie et création, ainsi que sur la construction de ta relation avec la structure d’accueil ?

Ma relation avec Neimënster est vraiment singulière. Et je suis très reconnaissant d'avoir un partenaire qui apprécie et soutient mon travail de cette manière. Notre premier contact remonte à 2016 avec la production « Synchronization in process ». À cette époque c'était encore un soutien ponctuel, puis ça s'est construit et approfondi de plus en plus et entre 2020 et 2023, j'ai été la première « artiste associé ». L'idée nous est venue lors d'une conversation et nous avons ensuite développé ensemble un modèle de ce à quoi ce rôle pourrait ressembler pour moi. Ce fut une nouvelle expérience pour neimënster ainsi que pour moi. Cela a ensuite ouvert les portes à d'autres artistes. Maintenant, ce statut privilégié d’artiste associée s’est terminé, mais notre relation continue. Je suis curieuse de savoir comment cela va évoluer. Nous partageons des intérêts communs pour des questions politiques et féministes et un intérêt pour la danse et le corps comme moyen d'expression. Pendant ma période en tant qu’artiste associé, j'ai eu l'opportunité de passer plusieurs semaines sur place chaque année et de faire mes recherches, d’expérimenter et d'échanger des idées. Cela m'a donné de la stabilité et surtout pendant la pandémie, cette sécurité et ce soutien ont été un pilier particulièrement important. J'ai pu m'immerger complètement dans mon travail, sans pression extérieur. En même temps, j'ai pu en apprendre beaucoup sur le fonctionnement et la complexité d'une si grande institution. Un partenariat, c'est du donnant-donnant. Je me suis donc impliquée dans la maison, j’ai apporté des idées et échangé régulièrement avec l'équipe et notamment avec Ainhoa Achutegui. Je suis très reconnaissante de la grande confiance qui m'a été accordée. Au début, c'était nouveau pour nous tous et au fil du temps, nous avons découvert comment façonner au mieux ce partenariat et aussi ce dont j'avais besoin et ce que je pouvais donner.

Alors que Warrior mettait en scène la figure – masculine – du guerrier par la chorégraphie d’un corps « pris dans un combat perpétuel avec ses émotions», dans ta pièce chorégraphique Dreamer, tu affirmais ta propre féminité tout en interrogeant les stéréotypes associés aux femmes. Dans Weaver – la tisserande, en français – tu fondes ton propos par la métaphore du tissage permettant la liaison de destins féminins à travers le temps et l’espace. Si la genèse de cette nouvelle pièce de danse semble se fonder sur le chemin intellectuel, mental comme esthétique de tes deux précédentes créations, comment en es-tu arrivée à cette métaphore autour du tissu, et de cet artisanat de passion, dont l’origine s’est presque volatilisée ?

Après les deux solos « Warrior » et « Dreamer », j'ai ressenti un grand besoin de finir cette trilogie à plusieurs danseuses. Dans les deux solos, j'ai examiné le corps féminin et sa représentation, les stéréotypes et les idées qui le restreignent et limitent de différentes manières, toujours à la recherche d'une ouverture, d'une transformation. À la fin, il était clair pour moi que si je voulais approfondir ce sujet, cela ne serait possible qu'en collaboration avec d'autres. Il y a une limite à ce qu'on peut faire seule et la réponse, je crois, réside dans la collaboration. Dans mes recherches, je suis tombée sur les trois Moires de la mythologie grecque. Trois sœurs qui filent, mesurent et coupent le fil de la vie. Elles règnent ensemble sur la vie et la mort, inextricablement liées. Grâce à leur travail continu de mise en réseau et de connexion, elles détiennent entre leurs mains un pouvoir énorme qui surpasse même tous les autres dieux. Pouvoir et fardeau en même temps. Ces contraires m'intéressaient et je continuais à chercher. Au cours de mes recherches, j'ai lu l'essai « The Carrier Bag of Theory and Fiction » d'Ursula K. Le Guin, dont voici une citation qui m’a marqué : « before the tool that forces energy outward, we made the tool that brings energy home. Prior to the preeminence of sticks, swords and the Hero‘s killing tools, our ancestors‘ greatest invention was the container: the basket of wild oats, the medicine bundle, the net made of your own hair, the home, the shrine, the place that contains whatever is sacred. The recipient, the holder, the story. The bag of stars ». Cette citation, comme l'histoire des trois Moires, invite à une réinterprétation de notre compréhension de l'histoire et de notre définition de pouvoir. Je trouve ça excitant et c'est comme ça que j'en suis venu au tissage et aux tisserands comme métaphore. Ne sommes-nous pas tous connectés à travers le temps et l'espace ?

Par l’apologue du tissus et la symbolique du lien qui s’y loge, Weaver se tient telle une réflexion chorégraphique sur notre société contemporaine, que tu décris comme « une ronde chorégraphique sur le corps féminin et son lien inévitable avec une histoire de violence et d'oppression, intériorisée depuis des millénaires ». Autour de ce postulat, tu poses la question de savoir si la toile de la violence peut se briser et quelle est la responsabilité des femmes elles-mêmes dans tout cela. Cette pièce – et les autres – t’a-t-elle apporté une forme de réponse(s), et/ou peut-être, d’autres questionnements à « mettre en œuvre » ?

Chaque production soulève de nouvelles questions. La première de « Weaver » n'a eu lieu qu'il y a un mois, donc tout est encore frais et doit être trié. Je ne trouve généralement que des réponses partielles, les nouvelles questions sont bien plus passionnantes et ce sont elles qui nous amènent plus loin. C'est un espoir que la toile de la violence puisse être brisée, mais nous savons tous que cela ne peut se faire qu'ensemble. C'est un problème systémique qui est profondément enraciné dans notre société. Cela commence avec chaque individu, mais un changement à long terme ne peut se produire que si nous changeons le système. La prise de conscience est une étape. Et j'espère y contribuer avec mon travail.

Troisième et dernière partie d’une série de trois œuvres chorégraphiques, Weaver conclut par l’incisive un triptyque critique, engagé, et féministe. Après la prise de conscience généralisée du malaise, au réveil du mouvement #metoo en 2017, et même si aujourd’hui les choses ont changé, et changent encore, en quoi les débats sur la condition féminine sont-ils encore, et toujours, nécessaires ?

Certes, les choses changent et il y a plus de prise de conscience de la cause féministe. Cependant, c'est une erreur de penser qu'avec #metoo tout est réglé et qu'on peut passer à autre chose. Le patriarcat traverse toutes les fibres de notre société. C'est un problème systémique et la cause féministe nous concerne tous, pas seulement les femmes. Le fait que tu me poses cette question prouve que ce message n'est pas encore vraiment passé. La violence contre les femmes et les autres minorités n'a pas diminué mais augmenté depuis #metoo... Les droits des femmes et des minorités sont encore menacés et restreints dans tant de pays et dans certains pays dits progressistes, les droits fondamentaux sont à nouveau menacés... Nous avons encore un long chemin à parcourir.

Décrit par le journaliste Jérôme Quiqueret du Tageblatt comme « une expérience physique, directe, dérangeante », pour ce trio tout en puissance, émotion, et conviction, tu t’entoures des interprètes Laura Lorenzi et Julia B. Laperrière. Pourquoi elles, et comment s’est façonnées vos relations amicales et professionnelles durant cette création chorégraphique ?

En préparation du projet, j'ai organisé une audition. Sur 250 candidatures, j'ai invité 20 danseuses et les ai rencontrés en petits groupes. Au final, mon choix s'est porté sur Laura Lorenzi et Julia B.Laperrière. Il était important pour moi que nous apportions des qualités de mouvement et des expériences différentes et que nous soyons trois personnalités fortes. Il s'agissait aussi de trouver des collaboratrices avec l'envie de s'identifier à mes idées et de comprendre mon langage artistique. C'est la première fois que je travaille avec des danseuses que je ne connaissais pas auparavant et c’est aussi la première fois que j’ai cherché à travers une audition. L'ensemble du processus de travail a été très émotionnel et exigeant en raison du sujet sensible. Mais nous avons très vite réussi à créer un espace dans lequel nous pouvions nous ouvrir, nous soutenir et échanger tout en gardant un équilibre professionnel. Au fil des semaines, nous sommes devenus une belle équipe.

En cinq ans, tu as produit ces trois pièces, comme le reflet d’une prise de conscience personnelle et du besoin viscéral de porter à la scène les préoccupations universelles et actuelles qui t’occupent. Cette trilogie d’utilité publique finalisée, qu’est ce qui t’habite aujourd’hui et comment cela va se décliner dans la poursuite de ton travail de danseuse et chorégraphe ?

La première de « Weaver » était fin mars et depuis nous avons tourné la pièce en Suède et en Allemagne tout au long du mois d'avril. Je n'ai donc pas vraiment eu le temps de réfléchir à ce qui s'en vient. Deux nouveaux projets de recherche sont prévus pour le reste de l'année 2023, dont une résidence de six semaines aux Uferstudios à Berlin organisée par KulturLX. Je vais utiliser ces temps de recherche pour développer davantage ma pratique artistique et voir quels sujets font surface, me touchent et me mettent en mouvement. J'aimerais réfléchir à comment je peux étendre mes activités artistiques en créant d'autres formats autour des pièces chorégraphiques qui impliquent le public de façon plus directe et je veux aussi réfléchir comment je peux davantage donner une plateforme à d'autres artistes. De plus, nous sommes en contact avec des théâtres et des festivals pour organiser d'autres dates pour « Weaver » et toute la trilogie.

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