Utopia

03 mar. 2025
Utopia
Donner la parole aux invisibles

Illustration : Margaux Soulac
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Illustration : Margaux Soulac

C’est dans un préfabriqué, aménagé en salles de classe, au cœur du Kirchberg, que ce projet a pris vie. Utopia n'est pas qu’une pièce de théâtre : c’est un cri du cœur, un espace où la parole des jeunes issus de classes d’Accueil devient un acte de résistance, voire de résilience. Le 3 mars 2025 sera donnée la dernière représentation de cette pièce résolument pas comme les autres : derrière ce projet audacieux, une enseignante engagée, Camille Raynaud, et une illustratrice touchée par ce projet, Margaux Soulac qui, à travers leur travail, posent la question de l’intégration et de la santé mentale des nouveaux arrivants au Luxembourg.

Camille, comment est née l’idée d’Utopia ?

Camille Raynaud : Voilà deux ans que j’ai rejoint les classes d’Accueil. J’ai énormément appris au cours de ces deux dernières années. Les classes d’Accueil permettent aux jeunes arrivant au Luxembourg d’apprendre, grâce aux cours intensifs, le français et l’anglais avant d’intégrer une des classes du système national ou international : une belle opportunité de s’armer pour un nouveau départ ! Française d’origine, j’ai grandi dans un milieu où je n’avais pas eu l’occasion de côtoyer ces classes. Les classes d’Accueil sont porteuses d’espoir, surtout dans le contexte géopolitique délétère que nous connaissons et cette menace d’une Europe changeante, qui risque de tourner le dos à la démocratie.

C’est la pièce Téhéran – Luxembourg, avec Shiva Gholamianzadeh, qui m’a donné envie  d’utiliser le théâtre comme outil d’expression et de visibilité. La pièce est née de cette urgence: celle de donner la parole à ces élèves, de montrer qu’ils sont bien plus que de simples statistiques migratoires. Utopia est un manifeste contre la stigmatisation.

Comment s’est déroulée l’écriture de la pièce ?

Camille Raynaud : C’était un véritable défi. Je n’avais jamais écrit de pièce de théâtre avant Utopia. J’ai puisé dans mes expériences et mon inspiration, notamment une œuvre d’une amie écrivaine. J’ai utilisé sa pièce comme trame avant de la réécrire totalement en quatre semaines, en intégrant les témoignages des élèves.

Ce qui m’a marquée, c’est leur implication. Ils ne faisaient pas cela pour une bonne note, mais pour me faire plaisir, comme une forme de reconnaissance. Certains étaient allophones en arrivant et, en quatre semaines, ils ont mémorisé leurs répliques sans faute ! Cette pièce leur a offert une tribune, mais aussi une sorte de revanche.

Margaux, comment avez-vous rejoint ce projet et quel est votre rôle ?

Margaux Soulac : J’ai été approchée par Sophie Bourhis, responsable des classes d’Accueil, et amie de longue date. Elle connaissait mon travail et cherchait une artiste locale pour accompagner la pièce, comme Éric Mangen l’avait fait lors de la première représentation. L’idée était d’apporter une dimension visuelle en live, en dessinant sur scène pendant la représentation théâtrale.

J’avais déjà expérimenté le dessin en direct lors d’une conférence à l’Université du Luxembourg, où j’avais créé une fresque des intervenants en temps réel. Ici, c’était différent : il s’agissait de traduire en images les récits de ces enfants, d’accompagner leurs paroles sans les supplanter.

Le thème de la santé mentale est central : en quoi résonne-t-il avec votre parcours ?

Margaux Soulac : C’est un sujet qui me touche particulièrement. J’ai moi-même traversé des périodes difficiles : burn-out, sentiment d’invalidation, pression sociale... L’art a toujours été un refuge, un moyen d’exprimer ce qui ne pouvait pas être dit autrement. Pour ces jeunes, c’est encore plus vital. Ils ont fui des conflits, des traumatismes inimaginables et ce projet leur permet d’extérioriser leur douleur autrement que par des mots.

Dans mes illustrations pour la pièce, j’ai voulu retranscrire cet espoir fragile, cette reconstruction par la créativité. Je vais dessiner en direct, avec un style naïf et coloré, où chaque tableau représentera un mot-clé fort : accueil, voyage, égalité, solidarité… jusqu’à Utopia, leur vision d’un avenir meilleur.

Comment le public et les institutions ont-ils réagi ?

Camille Raynaud  : La première représentation a été un choc émotionnel. L’impact a été véritablement immense. Les collègues étaient très émus en réalisant ce que ces élèves vivaient au quotidien. Certains m’ont confié qu’ils allaient désormais faire plus attention aux élèves « silencieux », qu’ils prêteraient plus d’attention à ceux qu’ils ignoraient par manque de temps. Dans l’éducation aussi, malheureusement, nous sommes rompus à la performance.

Notre objectif était également de briser les lignes du théâtre classique, en intégrant des artistes locaux, à l’instar d’Eric Mangen et de Margaux, mais aussi en collaborant avec la Banque Alimentaire. Nous voulions créer un projet qui ne soit pas qu’artistique, mais aussi profondément humain et solidaire.

Camille, comment les élèves ont-ils réagi à la mise en scène de leurs propres histoires ?

Camille Raynaud: J’ai été sincèrement époustouflée par leur capacité à surmonter leurs traumatismes à travers l’art. Beaucoup sont marqués par des histoires terribles, des pertes brutales, des départs précipités… Certains ne parlent presque pas en classe, mais sur scène, ils rayonnent, ils trouvent une voix. Une de mes élèves, qui ne s’exprime que très peu, danse dans la pièce pour exprimer son ressenti. C’est là qu’on voit le lien profond entre l’art et la santé mentale : donner un espace pour extérioriser ce qui ne peut être formulé autrement.

Que représente la prochaine représentation du 3 mars pour vous ?

Camille Raynaud  : Elle a une valeur symbolique forte. C’est une pièce qui rend hommage à tous celles et ceux qui doivent fuir, partir dans l’urgence, je pense notamment à une jeune fille qui a dû nous quitter, du jour au lendemain faute de papiers. Je vais moi aussi monter sur scène. C’est une façon de leur dire que leur histoire mérite d’être entendue jusqu’au bout.

Margaux Soulac : Pour moi, ce sera une première et un moment de communion intense. Je vais devoir dessiner en direct, tout en étant submergée par l’émotion de la pièce. J’ai déjà prévu les mouchoirs, car je sais que ce sera bouleversant.

Jean Rodesch, vous représentez la Banque Alimentaire, qui est partenaire du projet. Quel lien voyez-vous entre Utopia et l’action que vous menez ?

Jean Rodesch : L’accès à l’alimentation est un droit fondamental. Nous avons tendance à oublier que, même au Luxembourg, un pays que l’on perçoit comme prospère, des enfants vont à l’école sans avoir mangé. Dans nos actions, nous ne voyons pas les bénéficiaires finaux, mais nous savons qu’ils sont là, et qu’ils ont besoin de soutien.

Avec Utopia, nous avons voulu montrer que la précarité alimentaire et la santé mentale sont intimement liées. Comment un enfant peut-il suivre un cours, mémoriser un texte, s’intégrer, s’il a faim ? Certains élèves de cette pièce vivent dans des foyers, partagent une chambre à quatre et n’ont qu’un seul vrai repas par jour, celui de la cantine.

Camille Raynaud  : Ce qu’évoque Jean, je l’ai découvert de façon brutale, un jour où j’organisais une sortie culturelle pour laquelle j’avais demandé aux élèves une autorisation de sortie signée. Mais personne ne me rendait le papier. En creusant, j’ai compris qu’ils refusaient non pas par négligence, mais parce que partir la journée signifiait rater leur seul repas de la journée, celui qu’ils prenaient à la cantine de l’école.

Jean Rodesch : Ce sont ces réalités que nous devons rendre visibles. Nous ne faisons pas que distribuer des denrées, nous permettons aussi à ces jeunes d’avoir l’énergie nécessaire pour se reconstruire, pour rêver et imaginer un futur.

Qu’aimeriez-vous que le public retienne d’Utopia ?

Camille Raynaud  : Que ces jeunes sont des êtres sensibles, au même titre que n’importe quel citoyen du monde, et qu’ils sont incroyablement courageux. Ils ont tout perdu et pourtant, ils se battent pour s’intégrer, apprendre, exister.

Margaux Soulac : Ne jamais sous-estimer le pouvoir de l’art. Ce n’est pas qu’un divertissement : c’est un outil de transformation sociale, un moyen de reconstruire des vies.

Jean Rodesch : J’aimerais qu’on ne détourne plus le regard. Derrière les belles façades de Luxembourg, il y a des enfants qui ont faim, des familles en détresse. Utopia nous rappelle que l’inclusion, ce n’est pas seulement une question de langue ou de culture, c’est aussi une question de dignité.

La prochaine – et dernière – représentation de Utopia aura lieu le 3 mars, au Lënster Lycée International School, 2 rue Victor Ferrant (salle des fêtes).

 

Artistes

Margaux Soulac

Auteurs

Sarah Braun

Institutions

Lënster Lycée International School

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