20 juin. 2025Hear Eyes MovesEntretien avec la chorégraphe Elisabeth Schilling
Photo: © Bohumil Kostohryz
La dernière fois que nous avons réalisé un entretien ensemble, c’était en 2021 et vous veniez d’entrer en résidence au Trifolion. Quoi de neuf depuis, en termes de création ?
Elisabeth Schilling : Depuis 2021, il s’est bien sûr passé beaucoup de choses. Nous avons achevé la résidence au Trifolion en 2023, et je suis désormais artiste associée au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. C’est un lieu exceptionnel pour moi, car j’y assume des rôles très variés. Je suis bien entendu chorégraphe, mais j’anime également des conférences et mène des entretiens avec les artistes. J’ai été mentor au Future Laboratory, et je le suis aussi cette année au Talent Lab.
Avec la pièce HEAR EYES MOVE. Dances with Ligeti, nous avons tourné à l’international avec 22 représentations dans sept pays – une tournée qui se poursuivra l’an prochain. Après cette grande production, créée en 2020/2021, nous avons présenté Florescence in Decay en 2023, et nous dévoilerons encore cette année notre prochaine pièce de groupe, en première au Grand Théâtre.
Parallèlement, je développe actuellement un important programme transversal intitulé Botanical Beats, créé avec l’équipe des Théâtres de la Ville de Luxembourg, dans lequel nous exposons notamment une installation immersive baptisée Green Disco, présentée dans le cadre de la LUGA. Notre programme de médiation culturelle Mat Iech, lancé en 2022 dans le cadre de la résidence au Trifolion, s’est également imposé comme un pilier essentiel du travail de notre compagnie qui tourne dans tout le pays et continue de se développer avec enthousiasme.
La vie est une suite de rencontres, or vous avez rencontré les œuvres de William Forsythe lors de vos études au conservatoire de Francfort. En quoi constitue-t-il, aujourd’hui encore, un modèle inspirant pour vous ?
E. S. : C’est une excellente question. Bien sûr, je suis inspirée par les grands maîtres de l’art chorégraphique, et je suis leur travail avec beaucoup d’intérêt. Mais je crois que lorsqu’on a beaucoup dansé et vécu intensément ce métier, on commence à chercher l’inspiration ailleurs, dans des domaines inattendus. Pour ma part, la musique a toujours été une source majeure. J’écoute avec passion et curiosité des compositeurs contemporains, je note leur musique, je l’analyse, et je réfléchis intensément à la manière dont elle pourrait se traduire en mouvement, à ce qu’elle signifie pour la danse. Mais ces deux dernières années, c’est surtout la nature qui m’a profondément nourrie. Les formes, les couleurs, les odeurs – toutes les facettes du monde naturel me fascinent depuis ma jeunesse. La créativité de la nature est inépuisable, pleine de surprises, surtout lorsqu’on observe au-delà de notre végétation familière. Je me suis aussi beaucoup interrogée sur la place qu’occupent les plantes dans notre société, sur les raisons de cette place, et sur les formes d’intelligence qu’elles peuvent incarner. Je lis énormément à ce sujet, et ces réflexions m’amènent à échanger avec des philosophes et des artistes proches, ce qui ouvre encore de nouvelles perspectives créatives.
Cela dit, l’inspiration surgit aussi très souvent dans l’instant, au contact de l’équipe avec laquelle je travaille. Que ce soit avec les musiciens ou les danseurs, il y a une richesse particulière dans la rencontre des idées et des expériences individuelles. Lorsque ces échanges prennent une forme constructive, c’est toujours une source d’inspiration très forte pour moi.
De même, votre spectacle relatif à Ligeti, que vous allez présenter à la Philharmonie de Paris les 25 et 26 juin 2026, n’existerait peut-être pas sans la contribution au piano de Cathy Krier. Comment vous êtes-vous rencontrées, et comment a germé l’idée de jouer Ligeti, plutôt qu’un autre compositeur ?
E. S. : Avant de connaître Cathy Krier, je connaissais déjà la musique de György Ligeti. La première fois que je l’ai entendue, c’était en 2010 ou 2011 et ce fut un véritable coup de foudre dès la première note. À l’époque, j’ai découvert ses quatuors à cordes, puis, au fil des années, j’ai exploré de plus en plus son répertoire. Les Études pour piano m’ont particulièrement fascinée. D’un côté, il est plus simple sur le plan pratique de concevoir une performance avec un piano seul plutôt qu’avec un orchestre entier ; de l’autre, ces œuvres, qui font partie de ses compositions tardives, sont d’une complexité et d’une variété encore plus grandes que ses œuvres précédentes – ce qui m’attirait énormément.
En 2011, j’ai commencé à « peindre » littéralement la musique de Ligeti – à la traduire en images, en textures visuelles. Cela m’a naturellement menée à transposer ces textures dans le langage du mouvement. Je me suis aussi beaucoup inspirée de la rythmique propre à Ligeti pour créer des danses ancrées dans le temps et l’espace. Au départ, tout cela se développait à travers le corps d’un.e seul.e interprète – en solo. Avec les années, à mesure que je gagnais en confiance et que mon vocabulaire chorégraphique s’affinait, j’ai ressenti le désir et la force d’aborder sa musique avec un groupe. C’est alors que j’ai commencé à chercher une pianiste. Le nom de Cathy Krier s’est tout de suite imposé, car elle incarne exactement cette précision, cette sensibilité et cette intensité que requiert l’œuvre de Ligeti. Et, heureusement, elle a accepté de se lancer dans l’aventure !

Pouvez-vous retracer, dans les grandes lignes, les différentes étapes de la production de Hear Eyes Move ?
E. S. : Tout commence, bien sûr, par le développement d’une vision – ou peut-être par le courage nécessaire pour se confronter à une musique aussi exigeante. Ensuite, il faut constituer une équipe, puis entamer les discussions avec les directions des institutions partenaires concernant le financement et la planification du projet.
En 2020, nous avions enfin réuni les soutiens financiers nécessaires et étions prêts à commencer… Puis la pandémie de Covid est arrivée. Grâce à beaucoup de persévérance, un peu de chance, et surtout au soutien fidèle de nos partenaires, nous avons néanmoins pu créer la pièce en 2020. La première a eu lieu en décembre 2020, devant seulement une dizaine de personnes. La « vraie » première s’est ensuite déroulée à l’été 2021 au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. Nous sommes ensuite brièvement partis en tournée, puis, en 2023, une tournée plus étendue a suivi, dans plusieurs pays. Cette tournée se poursuivra également l’année prochaine.
Pour ce spectacle, vous vous êtes littéralement plongée dans l’œuvre de Ligeti, sa biographie et bien d’autres documents. Qu’avez-vous découvert au cours de vos investigations que vous souhaiteriez partager avec nous, et qu’est-ce qui vous séduit le plus dans sa musique ?
E. S. : Ce qui m’inspire le plus dans la musique de Ligeti, c’est sa richesse, sa complexité. On sent profondément comment cet homme pensait, comment il construisait ses œuvres – et, dans cette manière si particulière de structurer la musique, il est absolument unique. C’est une musique d’une grande sophistication, d’une intelligence rare. Elle touche autant l’intellect que l’émotion, tout en restant profondément novatrice et ancrée dans l’histoire. Son écriture repose sur un artisanat très classique, mais, en même temps, il explore sans cesse de nouvelles voies. Ce qui me fascine aussi énormément, c’est que Ligeti était synesthète – il percevait la musique en textures ou en couleurs, en formes complexes. Moi aussi, je ressens cela. C’est un aspect de son approche que je partage profondément et qui m’inspire beaucoup. Sa musique est comme un buffet sensoriel d’associations, de couleurs, de matières – c’est une source d’imagination infinie.
Sur le plan rythmique également, c’est une musique extraordinairement complexe, ce qui la rend très stimulante pour la danse. Cela correspond parfaitement à ma recherche : repenser la relation entre danse et musique dans un cadre contemporain. C’est une relation qui existe depuis des siècles, mais je m’interroge constamment : qu’est-ce qu’une approche contemporaine de cette relation ? Que dit-elle aujourd’hui sur le mouvement, sur l’écoute, sur l’interaction entre les deux langages ? Je pense que Ligeti était un homme d’une immense curiosité. Il puisait son inspiration dans des domaines très variés – les mathématiques, la physique sont très présentes dans son œuvre. Mais pour moi, en tant que chorégraphe, certaines références ont été particulièrement marquantes : par exemple, l’essai de Karl Popper « Clocks and Clouds » (1966), ou encore les réflexions de Ligeti sur la théorie du chaos. Ces éléments, associés à sa manière de penser les textures, ont influencé ma langue chorégraphique comme personne d’autre ne l’a fait.

Dans notre précédent entretien, vous disiez que, grâce à lui, vous aviez commencé à développer un « langage et une méthodologie de la danse ». Pourriez-vous développer votre propos ?
E. S. : La réponse à cette question est relativement complexe, alors je vais essayer de structurer ma réponse en utilisant les termes « micro » et « macro ».
Commençons par le niveau micro. Inspirée, entre autres, par la musique de György Ligeti, j’ai développé une méthodologie d’improvisation que j’appelle « Manifold Body ». Cette méthode part du principe que notre cerveau ne fonctionne pas de manière linéaire, mais qu’il perçoit en permanence des impressions sensorielles sur différents plans. À partir de ces perceptions, il devient possible de générer des impulsions pour la danse – par exemple, rythmiques, spatiales, imaginatives, texturales, visuelles ou haptiques. Ce sont toutes des couches de perception qui sont constamment actives dans notre cerveau, mais sur lesquelles on peut se concentrer pour développer différentes textures de mouvement. C’est donc le niveau micro de la chorégraphie, fortement inspiré par Ligeti et sa synesthésie.
Sur le plan macro, c’est-à-dire la relation entre les différents corps, Ligeti m’a inspirée notamment par son approche de la théorie du chaos et de la complexité. J’essaie de chorégraphier les corps comme un organisme, où personne n’est totalement libre individuellement, mais où chaque action a un impact sur les autres. Aucune action n’est indépendante, tout est interdépendant – chaque geste produit un effet, une résonance, un écho, qui à son tour nous influence. Et ce n’est pas seulement nous qui influençons les autres, mais aussi les autres qui nous transforment, influencent notre être même. Il s’agit d’une réciprocité, d’un échange constant, où les pulsions et les tendances des autres, comme les nôtres, interagissent. Cette dynamique mutuelle façonne un « être ensemble », une forme de coexistence sensible et en mouvement. Et c’est justement cette tension-là qui crée la dynamique, qui fait naître une métamorphose continue.
Vous avez présenté pour la première fois Hear Eyes Move en 2021, au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. Avez-vous songé à d’éventuels changements ou modifications depuis ?
E. S. : Sur le plan chorégraphique, rien ne change. La pièce est construite, elle reste telle quelle, entièrement chorégraphiée du début à la fin. En revanche, notre distribution va évoluer. Plusieurs interprètes de la création ne dansent plus aujourd’hui ou se consacrent à d’autres projets de vie. L’année prochaine, nous devons donc préparer une reprise d’envergure avec une nouvelle équipe. C’est bien sûr un peu dommage, mais c’est aussi un processus tout à fait naturel – et que je considère, en même temps, comme une opportunité pleine de potentiel.
Enfin, quels sont les projets futurs sur lesquels vous travaillez en ce moment ?
E. S. : Actuellement, je travaille sur un projet qui explore la « végétalité » d’un point de vue chorégraphique. Là encore, il s’agit de textures, de complexité, mais aussi de la manière dont on peut repenser la place des plantes dans notre société, et surtout : comment on peut la ressentir autrement. Cette création propose également une approche musicale très complexe et multidimensionnelle… mais je ne peux en dire plus, il faut attendre la nouvelle saison du Grand Théâtre pour en savoir plus…
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