15 mai. 2025Mémoires de fortuneEntretien avec Patrick Galbats

Photo : Patrick Galbats © Patrick Galbats / Camille Moreau
Patrick Galbats et Camille Moreau ont glané les traces anonymes de vies oubliées sur la Place du Jeu de Balle à Bruxelles. Photographies trempées, diapositives abîmées, figurines abandonnées – autant de fragments qui composent désormais leur exposition Mémoires de fortune au Centre d’art Dominique Lang de Dudelange. Dans cette première collaboration artistique, le couple interroge notre rapport à la mémoire à travers une démarche singulière, où l’image et l’écrit s’entremêlent pour susciter de nouvelles narrations. Rencontre avec Patrick Galbats, photographe dont le regard sensible transforme l’ordinaire en poésie et donne une seconde vie aux souvenirs délaissés.
Patrick Galbats, pouvez-vous retracer dans les grandes lignes votre formation artistique ?
La première éducation artistique que j’ai suivie avec grand intérêt date de mes années à la section des Beaux-arts au Lycée technique des Arts et Métiers (aujourd’hui LAM). L’histoire de l’art, le dessin, le design, la photographie, et puis les relations moins formelles entre élèves et professeurs, tout cela a stimulé mon appétit pour un monde dont je ne connaissais strictement rien jusque-là. En 1999, je me suis inscrit en photographie à l’école supérieur des arts de l’image dit « le septante-cinq » à Bruxelles. À l’époque, l’école mettait encore l’accent sur le reportage et la photographie documentaire. Techniquement, j’y ai appris juste un peu plus que le strict minimum pour pouvoir exercer en photographie argentique (pas de numérique à l’époque). En revanche, j’ai énormément apprécié l’approche philosophique et le regard poétique sur le monde à travers l’image, que les professeurs nous ont transmis. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’avoir fréquenté une école aux valeurs humanistes et militantes pour une ouverture d’esprit de ses étudiants m’a apporté bien plus que de savoir calculer le point nodal de mon appareil.
Pourquoi le choix de la photographie en particulier ?
D’abord, je pensais m’investir dans une carrière de dessinateur et de peintre, le trait, le geste et le papier me fascinaient. Mais après un voyage en Haïti pendant mes années au lycée, j’ai découvert ma soif de capter le monde à travers l’appareil photographique. Ma décision était prise.
Quelle est la fonction que vous donnez à la photographie dans votre travail, à quelle définition répond-elle ?
Elle me permet de fixer mon regard et de partager ce qui m’interpelle, tout en laissant une ouverture suffisamment large, pour que le spectateur puisse y projeter ou y découvrir sa propre vision du monde. Au final, la photographie n’est qu’un outil qui permet de transmettre une pensée par l’image.
Cette expo fait l’objet d’une collaboration avec Camille Moreau. Comment s’est passée cette collaboration ?
Camille et moi, nous formons aussi un couple dans la vie privée et je trouve que le partage de nos idées et l’échange sur nos travaux respectifs est extrêmement nourrissant pour moi. Mémoires de fortune est notre premier et seul projet artistique commun, jusqu’à présent. Je suis certain qu’il y en aura d’autres dans le futur. La collecte des objets a été réalisée la plupart du temps ensemble. Chacun a ramassé ce qui l’inspirait. Par la suite, j’ai photographié ou reproduit notre récolte pour en extraire la poésie que j’y voyais. Parallèlement, Camille a écrit des micro-fictions, parfois inspirées par les images trouvées, parfois par mes photos.
Comment avez-vous sélectionné les objets trouvés au marché de Bruxelles : quels sont les aspects sur lesquels s’est portée votre attention ?
Le souhait de réaliser un projet sur la vie des autres par le biais d’images trouvées sur des marchés aux puces me hante depuis 20 ans. Quand nous avons décidé de réaliser un projet ensemble, nous avons opté tous les deux sans hésitation pour la Place du Jeu de Balle. Cela n’allait pas sans se donner des règles à suivre. La première condition était que ce que nous récoltions devait être trouvé et non acheté. La deuxième était que nous devions attendre la fin du marché pour commencer notre glanage. Nous étions intéressés par tout ce qui pouvait contribuer à raconter les différents âges de la vie, l’amour et le côté éphémère de notre existence physique sur terre. Ainsi, nous avons ramassé entre les pavés des diapositifs abimés, retiré des flaques d’eau des photographies et des lettres trempées, et sauvé diverses figurines du camion poubelle. Camille a également donné une limite dans la durée du projet, car ce marché a lieu 363 jours par an et existe depuis environs 170 ans. Sa fin n’est pas prévisible. Nous aurions donc pu poursuivre infiniment les collectes et ne jamais aboutir à un résultat.
On sent dans votre travail une préoccupation « matérialiste », pour le support, son altération et ses évolutions, l’émulsion chimique : la photographie, avant d’être une image, semble être pour vous un objet doté d’existence dans le réel…
Il me semble que vous parlez des photographies et des diapositives. Je suis persuadé qu’il faut plusieurs éléments pour construire une narration. Disons que j’ai d’abord trouvé des images, puis constaté qu’au dos de ces images, il y avait toutes sortes de traces : des empreintes de pneus ou de chaussures, des notes écrites à la main par l’ancien propriétaire de l’image, la terre de la place du Jeu de Balle. Tout cela s’ajoute à la matérialité même de la photographie et contribue à développer le narratif. L’image, qu’on ne voit plus sur mes photos de dos, est devenue secondaire. Ce qui m’importe le plus ici, ce sont les histoires que le temps a dessinées sur le soi-disant néant du verso d’un tirage photographique. Concernant les diapositives transformées en caissons lumineux, l’idée est celle d’une image qui disparaît.
Par ailleurs, on trouve dans votre exposition des sujets ordinaires, anecdotiques, dans le sillon de la photographie vernaculaire. Défendez-vous un art démocratique, où chaque chose, chaque personne sont dignes d’attention ?
La beauté et la poésie se trouvent pour moi dans le quotidien. Non seulement les petites choses de tous les jours peuvent très bien raconter la grande histoire, mais elles la rendent également compréhensible pour chacun.
En même temps que vous manifestez une attention pour la matérialité du support, vous vous intéressez à la façon dont l’image est créatrice de fiction, d’affabulation. Dès lors, c’est l’écrit qui prend le relai de l’image. Comment pensez-vous ce rapport image-texte dans votre travail, en particulier dans cette exposition ?
De la collecte jusqu’à la mise en place de l’exposition, les allers-retours entre les écrits de Camille et mes choix photographiques étaient fréquents. Par exemple, elle s’est inspirée d’une note trouvée, disant : « Madame, la nappe reste tachée, impossible de faire mieux. » pour écrire une petite histoire émouvante. Son texte a déclenché en moi une avalanche de souvenirs et de sentiments refoulés, qui à leur tour m’ont incité à photographier des verres brisés. À travers ses textes pleins d’humour et de tout genre, Camille se pose une question bien réelle : que deviennent nos souvenirs et notre mémoire quand nous ne sommes plus là pour en prendre soin ? Puis elle constate : « Trois choses ont la capacité de nous faire renaître : l’archive, l’imagination et l’art. L’archivage permet de conserver la matérialité, le corps du souvenir. L’imagination l’anime de vie et le met en mouvement. L’art, enfin, permet de tisser ensemble archive et fiction, sauvegarde et jeu, conservation et sublimation, pour offrir un instantané de la matière du temps qui passe. » (Camille Moreau, Mémoires de fortune, 2025).
En quoi cette exposition s’inscrit-elle dans la continuité de vos réflexions esthétiques, de façon plus générale ?
À plusieurs reprises, des visiteurs de l’exposition m’ont fait la réflexion que Mémoires de fortune ne correspondait plus à ce qu’on connaît de moi. Ils me donnent envie de les contredire. Esthétiquement, il est certain que ce travail ne peut pas être mis dans le tiroir du photojournalisme ou du reportage. Pourtant, si on prend le terme de « photographie documentaire » au premier degré, c’est bien ce que j’ai fait. Certes, Mémoires de fortune ne montre pas des êtres humains vivants, mais s’approprie leur héritage abandonné pour réécrire leur histoire et semer le doute sur ce qui est vrai ou inventé.
Quelles sont vos éventuelles sources d’inspiration en photographie et pour quelle raison ?
Pour mes paysages et scènes de vie, c’est clairement la peinture flamande et la peinture de genre qui m’inspirent le plus. En photographie, il existe une multitude de photographes contemporains et anciens que j’admire pour leur regard, leur engagement et leur persévérance. Le style n’y est qu’un détail. Sans le vouloir, je dois constater que je retombe toujours sur Walker Evans, photographe emblématique de la première moitié du 20e siècle que je vois comme père spirituel de plusieurs générations de photographes. Son travail a tant de facettes et pourtant il est resté toujoursfidèle à lui-même. C’est en tout cas ce que je compte faire, peu importe l’univers narratif que j’ai choisi pour déployer ma problématique.
Exposition Mémoires de fortune, de Patrick Galbats et Camille Moreau, jusqu’au 15 juin 2025 au Centre d’art Dominique Lang de Dudelange, dans le cadre de l’EMOP.
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