23 oct. 2025Dracula
À l’occasion de la sortie en salles au Luxembourg de Dracula (2025), et en amont de celle de Kontinental’25 (2025), le cinéaste roumain Radu Jude rencontre le producteur Paul Thiltges pour un échange autour de la genèse, de la fabrication et de la facture singulière de ces deux longs-métrages atypiques.
Les conditions de tournage de Dracula ont donné naissance à un second film, Kontinental’25. Une production gémellaire assez rare. Pouvez-vous revenir sur cette expérience ?
Radu Jude : C’est avant tout une question de créativité — même si je n’aime pas ce mot dans son sens restreint, car un paysan peut être tout aussi créatif qu’un artiste. Dans mon cas, il s’agit de trouver des solutions dans un cadre qui n’est pas toujours idéal. J’essaie de faire avec ce que j’ai sous la main. Dans la réalité roumaine, cela m’amène souvent à multiplier les projets, car je veux être, comme Balzac, le « secrétaire de la société roumaine ».
J’ai donc dû inventer des manières de faire des films avec des budgets variables. Dracula a bénéficié, notamment grâce à la participation du Luxembourg et au soutien de Paul Thiltges, d’un confort certain au niveau du mixage et de la postproduction.
Paul Thiltges : Pour nous, Kontinental’25 n’était absolument pas prévu au départ ! C’était dans la tête de Radu. Officiellement, on ne peut soutenir qu’un seul film, donc nous avons monté un dossier auprès du Film Fund Luxembourg, via le programme Cinéworld [qui encourage les coproductions minoritaires luxembourgeoises menées par des cinéastes issus de pays à faible capacité de production, ndlr].
Au final, ce fut une belle surprise. Radu nous avait vaguement évoqué ce projet secondaire, et nous avons décidé d’y participer modestement. Et sincèrement : j’adore ce film ! Kontinental’25 est un petit bijou, un film-bonus… un film de Radu quoi ! (rires)
Dracula et Kontinental 25’ partagent certaines caractéristiques techniques, comme le tournage à Cluj et l’usage d’un iPhone. Comment ce choix s’est-il imposé ?
Radu Jude : Avec Alex Teodorescu, le producteur roumain (Saga Film), nous n’avions pas tous les financements au moment du tournage. Dans une coproduction, chacun prend en charge une partie précise — le Luxembourg, en l’occurrence, s’occupait surtout de la postproduction.
Mais le scénario s’est allongé, les coûts ont augmenté, l’inflation s’est installée… Il fallait trouver des solutions rapides, sous peine d’attendre un ou deux ans de plus. J’ai dit à Alex : « Ne t’inquiète pas, je ferai le film avec ce qu’on a. » Avec mon chef opérateur Marius Panduru, nous avons réfléchi à la lumière, puis à l’idée de caméras légères. L’iPhone s’est imposé naturellement — et nous l’avons finalement utilisé pour les deux films. C’était simple, léger, gratuit, et cela nous a permis d’aller jusqu’au bout. Le tournage s’est déroulé en Transylvanie, à Cluj, dans une approche proche du cinéma-vérité : dans la rue, sans autorisation, au milieu des passants. Personne ne se doutait qu’il s’agissait d’un tournage professionnel.
Cluj, deuxième ville du pays, connaît aujourd’hui un essor impressionnant, notamment grâce à l’industrie IT [technologies de l’information, ndlr]. Mais ce développement rapide a un coût humain : les plus pauvres et les plus âgés sont laissés de côté. L’accès au logement devient difficile, la gentrification gagne du terrain. Cluj était autrefois une ville très culturelle — elle l’est encore, mais elle s’étouffe. Beaucoup confondent croissance économique et vitalité intellectuelle ; or, c’est souvent une culture « corporate », sans remise en question, qui s’impose.
Qu’est-ce qui vous a conduit à utiliser l’intelligence artificielle (IA) pour la réalisation de Dracula ?
Radu Jude : Avant tout la curiosité, sans a priori. J’ai voulu expérimenter. L’IA est devenue un outil utile pour Dracula, même s’il y a des choses effrayantes que je n’aime pas. L’IA offre cependant un nouveau paradigme : elle bouleverse notre rapport à l’image, le lien direct entre image et réalité s’est effacé. Aujourd’hui, dès qu’on ouvre une photo en ligne, la première question qu’on se pose, c’est : « Est-ce une vraie image ou une image d’IA ? »
Paul, l’IA a-t-elle aussi bousculé vos pratiques de producteur ?
Paul Thiltges : On l’utilise parfois pour des argumentaires de financement ou des supports marketing, mais jamais pour l’écriture de scénario. Parfois, il nous arrive, par curiosité, de tester l’IA pour reformuler un synopsis. Les résultats sont intéressants, mais pas encore vraiment exploitables. Peut-être que cela viendra. Pour le moment, on reconnaît trop facilement la « patte » de l’IA. Il est en revanche certain que l’on est face à quelque chose que l’on ne peut plus ignorer. Il faut apprendre à l’utiliser avec mesure et discernement, sans se laisser dépasser.
Comme dans Bad Luck Banging or Loony Porn (2021), Dracula ne suit pas une structure linéaire. Ce sont des films fondamentalement hétérogènes, au service d’un regard sur une société roumaine divisée. Cette fragmentation est-elle d’abord un choix esthétique ou social ?
Radu Jude : C’est une bonne observation, je n’y avais pas réfléchi sous cet angle. La réalité, aujourd’hui, est éclatée — on vit à la fois dans le monde physique et dans celui d’Internet. Quand on me demande où je vis, je réponds : « En Roumanie », ce qui est en partie vrai, mais la plupart du temps, je vis dans ce pays qu’est Internet : j’envoie un e-mail, je vais sur Facebook, je lis des articles, je regarde des films… Cela me donne l’impression de ne pas vivre, mentalement, en Roumanie. Une structure narrative classique ne peut pas rendre compte de cette expérience fragmentée. Des plateformes comme TikTok accentuent encore cette discontinuité. Je voulais donc que le film reflète cette complexité. Le théoricien Boris Groys pose une question passionnante : « Et si Internet était le plus grand roman jamais écrit ? » Un type de roman nouveau, une expérience que l’on ne saurait ignorer…
On perçoit dans Kontinental’25 un écho à Europe 51 (1952) de Rossellini, mais aussi à Maman Küsters s’en va au ciel (1975) de Fassbinder. Comme ce film de Fassbinder, Kontinental’25 peut être perçu comme un film sur la récupération de la douleur : cette femme huissière qui se sent coupable, et dont chacun essaie de tirer profit… Était-ce volontaire ?
Radu Jude : Ce que vous dites me surprend, car mon prochain projet est justement une sorte de remake roumain de Maman Küsters s’en va au ciel ! Ce film de Fassbinder est d’ailleurs un remake d’un film allemand qui s’intitule Mutter Krausens Fahrt ins Glück (1929) de Phil Jutzi. J’aime beaucoup ces deux films, j’y ai puisé mon inspiration pour décrire l’histoire d’une femme comme Maman Küsters, mais dans la Roumanie d’aujourd’hui. Il est possible que Kontinental’25 en soit une ébauche inconsciente et ait été une idée préalable à mon projet actuel de film. Fassbinder est en tout cas pour moi un modèle, tant par ses sujets que par sa façon de faire exploser la représentation de l’Allemagne de son époque — et par sa manière de produire.
Paul Thiltges : Avec Radu, il y a toujours un film à (re)voir ! (rires) Là, je vais donc regarder ce film de Fassbinder avant d’avoir le plaisir de découvrir le prochain scénario de Radu.
Radu Jude : Cela ne veut pas dire que l’on doit voir tel ou tel film absolument. Il s’agit plutôt d’une façon de travailler qui s’avère de plus en plus importante pour moi : non pas réaliser quelque chose à partir d’une page blanche, mais en dialogue avec la culture, l’histoire du cinéma, la littérature, par exemple. J’aurais du mal à écrire un scénario « à partir de rien ». J’éprouve le besoin de faire au préalable une recherche approfondie et de dialoguer intérieurement avec une œuvre : je serais incapable d’écrire une histoire d’amour sans penser à Madame Bovary, Roméo et Juliette ou Anna Karénine…
Votre cinéma, Radu Jude, s’ancre dans les zones d’ombre de l’Histoire roumaine, comme une forme de réparation. Est-ce une posture consciente ?
Radu Jude : Dans tous mes films, l’Histoire occupe une place centrale dans mon travail. J’étais adolescent lors de la Révolution [de 1989, en Roumanie, ndlr] : cette période a ouvert des perspectives nouvelles, critiques, sur notre passé. Comme beaucoup d’adolescents de ma génération, j’ai voulu comprendre d’où nous venions, à l’image de l’Allemagne que Fassbinder interrogeait à travers son cinéma. Avec mes amis, nous étions en quête de ces histoires cachées sous Ceausescu.
Paul Thiltges évoquait plusieurs projets en France. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Radu Jude : Je tourne actuellement en France un film dont le titre de travail est Le journal d’une femme de chambre (1900), d’après le livre d’Octave Mirbeau, produit par Saïd Ben Saïd. L’année prochaine, j’espère réaliser deux films, dont un film de vengeance autour des fondements économiques de la Roumanie. Et j’aimerais reproduire la formule d’un film financé avec un second film non financé, comme nous l’avons fait avec Dracula et Kontinental’25 !
Dracula (2025, Roumanie, Luxembourg, Autriche) de Radu Jude sort en salles le 22 octobre 2025.
Kontinental’25 (Roumanie, Luxembourg) de Radu Jude sortira en salles le 26 novembre 2025.
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