Lisières vivantes

02 oct. 2025
Lisières vivantes

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Quand une odeur chlorophyllienne flotte dans l’air, émanant des fissures des trottoirs et des craquelures du béton, la « cohabitation » se donne déjà à voir. C’est ce phénomène que raconte l’exposition Lisières vivantes. À Luxembourg, sur les trottoirs briqués de la capitale, la biodiversité s’invite et rappelle que la ville n’est pas qu’une affaire humaine. Avec cette exposition, la commissaire Nathalie Kerschen, qui travaille à la croisée de l’écologie, de l’urbanisme et de l’architecture, nous propose de revoir nos certitudes. 

Plantes, animaux, spores, poils, plumes et racines sont aussi là, tout proches de nous. Le LUCA propose une cartographie sensible et parfois dérangeante de nos relations avec le vivant non humain qui partage nos espaces, souvent sans y avoir été convié. Lisières vivantes réunit artistes, architectes et penseurs qui nous révèlent ce qu’on ne veut pas voir, ceux que l’on taxe trop souvent de « nuisibles » alors qu’ils sont nos colocataires. Avec cette exposition, le Luxembourg Center of Architecture (LUCA) invite à une rencontre sauvage, où l’on découvre que la cohabitation avec le non domestique n’est pas une option, mais une réalité de nos vies urbaines. 

Alors, n’hésitez pas à franchir ces « lisières vivantes », c’est d’ailleurs gratuit, vous n’avez aucune d’excuse. Mais avant de vous lancer, petit tour d’horizon avec Nathalie Kerschen, curatrice de l’exposition Lisières vivantes – Vers une architecture de la cohabitation, visible jusqu’au 31 octobre 2025.

© 2025 LUCA | Pancake! Photographie

Nathalie Kerschen, tu es architecte, chercheuse et commissaire d’exposition. Peux-tu présenter ton champ de travail et expliquer comment tu en es venue à curater Lisières vivantes : vers une architecture de la cohabitation ?

L’exposition s’inscrit dans la continuité de mon travail de recherche-création. Dans ma thèse doctorale, intitulée « Reclaiming Nature in Computational Architectural Design : From Biology to Phenomenology » (Université de McGill, 2023), je m’intéressais déjà au statut des animaux à travers le prisme du design computationnel bio-inspiré. Cette approche s’inspire des plantes et des animaux pour concevoir de nouveaux matériaux et de nouvelles formes architecturales. 

Combinant des techniques computationnelles avec des méthodes scientifiques, les designers cherchent à identifier et extraire des propriétés structurelles, fonctionnelles, ou comportementales dans la nature afin de les intégrer dans leurs projets. Si cette approche ouvre des perspectives innovantes, elle tend aussi à réduire les animaux et les plantes à des représentations scientifiques décontextualisées. 

Sans remettre en cause la validité de ces techniques et méthodes pour les sciences, j’ai constaté que leur transposition en architecture, dépourvue d’un discours critique, pose problème : référencés, les animaux et plantes figurent certes au premier plan des projets, sans être considérés comme des êtres vivants non humains incarnés et situés dans leurs environnements pour autant. C’est ce décalage entre une image architecturale « déformée » et l’être vivant non humain qui m’a poussé à approfondir ce sujet tant sur le plan théorique – en m’orientant davantage vers la phénoménologie, l’anthropologie et les théories (éco)féministes – que sur le plan pratique, notamment à travers des projets comme Urbs Animalis (Rome) et Lisières Vivantes (Luxembourg). 

Lisières vivantes est organisée par le dans le cadre de la LUGA 2025, un projet qui s’inscrit dans une réflexion contemporaine sur la coexistence entre humains et non-humains dans les milieux urbains, et notamment ici, dans la ville de Luxembourg, à travers l’art, l’architecture et l’urbanisme. Quelle a été la genèse de cette exposition ?

Après ma thèse, j’ai eu l’opportunité de développer le projet de recherche-création « Urbs Animals » à l’Academia Belgica de Rome grâce à une résidence de Kultur I lx (2023). Pendant deux mois, j’ai réalisé un état des lieux photographique et sonore de la présence des animaux, ainsi que de leur représentation artistique, coloniale, politique et/ou historique à Rome, en marchant d’un espace vert à l’autre. C’est à ce moment-là que Maribel Casas, directrice du LUCA, m’a proposé de concevoir un projet d’exposition sur la cohabitation au Luxembourg, dans le cadre de la LUGA 2025. Une fois les grandes lignes définies, nous avons déposé, en juillet 2024, un dossier de candidature dans le cadre d’un appel à projets lancé par la LUGA. Après une réponse favorable à l’automne de la même année, tout est allé très vite : il ne restait plus que huit mois pour affiner le concept de l’exposition, inviter les exposant.es, mener les recherches et analyses du contenu de la partie en lien avec le Luxembourg, sans oublier la scénographie et la production de tous les supports. 

Nous avons également pu établir des partenariats, notamment avec le Musée national d’histoire naturelle du Luxembourg pour le partage des données scientifiques d’observations d’espèces, ou encore avec le LUGA Art Trail Animals of the Mind, curaté par Boris Kremer. Cette collaboration a permis de présenter, dans le parc municipal Edouard André, la Tour de pigeons conçue par le bureau d’architecture Studio Ossidiana, accompagnée d’une série de maquettes explorant le thème du jardin, visibles dans l’exposition. Elle a aussi ouvert l’expérience « muséale » vers l’extérieur : les visiteurs sont ainsi invités à prolonger leur découverte au-delà des murs du LUCA, en explorant in situ ces zones de cohabitation en milieu urbain. 

Studio Ossidiana, « Le jardin des maquettes » (2025), au milieu « La tour de pigeons » (2021) © 2025 LUCA | Pancake! Photographie

L’exposition s’appuie sur une cartographie des zones de contact entre humains, plantes et animaux à Luxembourg. Quels sont ces seuils de cohabitation dans l’espace urbain ?

Je me souviens parfaitement de ce jour à Montréal où une famille de ratons est entrée dans notre jardin partagé. Protégés au Québec, nous les observions explorer les lieux depuis la fenêtre, avec notre Beagle – qui était littéralement sur les nerfs. Considérés comme des « nuisances » par certains, j’étais à la fois fascinée par ces êtres vivants tout en respectant leur espace, qui, du coup, était aussi le nôtre. Était-ce la vitre qui rendait cette rencontre possible, en créant une sensation de protection ? Sans doute. Car l’un des rôles fondamentaux de l’architecture est bien d’offrir un abri tout en ouvrant une fenêtre sur le monde.

L’exposition explore justement cette idée en allant plus loin : le mur, élément fondamental de l’architecture, cesse d’être une barrière hermétique pour devenir poreux, accueillant le vivant. On retrouve cette même thématique dans la première partie de l’exposition qui prend les espaces verts de la LUGA comme point de départ. Développée par le paysagiste et botaniste Edouard André, cette ceinture verte qui entoure la vieille ville a littéralement poussé sur les débris des fortifications démantelées.

Si les vallées servent d’habitat à diverses espèces animales et végétales, elles ont aussi contribué à forger l’image d’une nature « pittoresque » que l’on retrouve sur les cartes postales. Or cette perception moderne de la nature urbaine en tant que paysage esthétique témoigne aussi d’un rapport anthropocentré à la nature. 

« Concentrant » une partie du vivant non-humain à un niveau inférieur à celui de la vie urbaine, la nature se voit reléguée au second plan : nous l’observons de loin, du haut depuis les ponts, mais nous ne la vivons pas nécessairement au quotidien. Pourtant ces espaces, protégés par l’UNESCO, abritent une riche biodiversité à Luxembourg-ville, comme l’a montré le travail cartographique Urban Grounds, co-réalisé avec l’urbaniste George Garofalakis. 

En considérant les animaux et les plantes comme de simples figurants dans nos « tableaux » verts, ne risquons-nous pas de négliger leurs besoins dans la planification urbaine ?

Le terme « lisière », souvent perçu comme une frontière, est appréhendé comme lieu de rencontre et de cohabitation dans votre exposition. En quoi cette notion renouvelle-t-elle notre regard sur les limites entre nature et urbanité ?

Pour moi, le terme « lisière » évoque d’abord l’idée d’une transition. S’il peut renvoyer à la notion de bordure, donc à l’idée d’une juxtaposition de différentes entités, j’ai du mal à concevoir la lisière, dans le contexte de l’exposition, comme une « frontière », c’est-à-dire comme un élément qui fait obstacle – matériellement ou conceptuellement. 

Au contraire, le mot « lisière » implique ce que le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty appelle « entrelacs », ou ce que l’historienne des sciences Donna Haraway qualifie d’« enchevêtrement ». Loin d’opposer culture et nature, ces termes désignent des situations constitutives de notre être au monde. Ces concepts traduisent une relation constitutive de notre être-au-monde : nous tissons sans cesse des liens avec d’autres vivants. La nature ne peut donc plus être considérée comme un simple objet à exploiter ou contempler. Elle est, comme l’écrivait Merleau-Ponty, « notre sol, qui nous porte ».

L’exposition rend visible cette relation par le prisme de l’architecture en milieu urbain : en agrandissant nos villes, nous ne faisons pas qu’empiéter sur le territoire d’autres êtres vivants non humains, ceux-ci empiètent aussi sur le nôtre. Ils ne sont pas passifs : ils agissent, nous regardent, et nous obligent à reconsidérer nos gestes envers eux.

Filips Staņislavskis, Fear of Change (2018) © 2025 LUCA | Laurent Sturm

Parmi les artistes et collectifs invités figurent ChartierDalix · serp, Gruppo 9999, Husos arquitecturas, MEA, Filips Stanislavskis, Studio Ossidiana, Superstudio, Temperaturas Extremas Arquitectos + Adelino Magalhaes. Comment leurs projets traduisent-ils cette présence non humaine ?

À l’exception de la vidéo Fear of Change (2018) du designer Filips Stanislavskis, tous les projets présentés dans l’exposition ont été réalisés par des architectes et urbanistes. Ce choix était volontaire, en cohérence avec l’orientation de la LUGA.

La première partie de l’exposition, intitulée Lisières urbaines, dresse un portrait actuel de la présence animale et végétale dans la Ville de Luxembourg à travers un travail historique et cartographique mené en collaboration avec le MNHN. 

La deuxième section, Murs poreux, sols continus, propose des solutions de constructions plus concrètes. Les projets de cette section marquent un tournant par rapport à une conception anthropocentrique en design. Développés au cours des vingt dernières années, ils présentent une voie alternative vers des approches multi-espèces de la conception architecturale en milieu urbain. En considérant les couches internes des murs et des sols des bâtiments comme des seuils, ces projets intègrent les besoins d’autres espèces dans le processus de conception et de construction, souvent grâce à des collaborations interdisciplinaires avec des experts en écologie et en biologie. 

La troisième section, Corps médiateurs et pratiques critiques, présente une série de projets « spéculatifs » sur la cohabitation. Fonctionnelles, ces pièces expérimentent divers supports et utilisent le langage de manière ironique, métaphorique ou poétique. À travers des scénarios qui impliquent des animaux, plantes et autres éléments naturels, elles nous invitent de manière ludique mais critique à réfléchir sur nos propres actions envers la nature.

L’exposition propose-t-elle aussi des pistes concrètes d’action urbanistique et politique ?

Absolument, l’exposition se situe dans le contexte du changement climatique, de la perte de biodiversité et de l’extinction des espèces. Elle s’adresse au grand public, mais aussi aux législateurs, planificateurs et autres praticiens de l’espace, dans l’objectif de faire évoluer nos façons de concevoir nos espaces construits. 

Une ville pensée pour le vivant est une ville plus durable et résiliente, donc meilleure pour la santé et le bien-être de tous les êtres vivants, y compris les humains. Par exemple, une augmentation stratégique des espaces verts – interconnectés pour permettre aux animaux de se déplacer librement – ainsi que la plantation d’arbres, couplées à une réduction des surfaces minéralisées, contribueraient à réduire les températures en ville, à améliorer la qualité de l’air, et à atténuer les risques d’inondations lors des canicules et fortes pluies estivales. 

Enfin, en quoi Lisières vivantes redéfinit-elle l’architecture comme discipline éco-politique et outil de transformation sociale et écologique ?

Les projets réunis ici ne se contentent pas de concevoir des espaces fonctionnels: ils visent à créer des interactions profondes et significatives avec les êtres vivants non humains, en les considérant comme de véritables agents de changement face à la crise climatique. 

Par la diversité de leurs approches, ils montrent que l’architecture peut devenir un véritable catalyseur de transformation sociale et écologique, bien au-delà de sa fonction traditionnelle.


Lisières vivantes – Vers une architecture de la cohabitation, visible jusqu’au 31 octobre 2025 au LUCA – Luxembourg Center of Architecture

Auteurs

Godefroy Gordet

Institutions

luca – Luxembourg Center for Architecture

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